Demain, Territoire de tous les possibles, sous la direction de Michel Lévy-Provençal, par Mélanie Talcott
Demain, Territoire de tous les possibles, sous la direction de Michel Lévy-Provençal, Larousse, Essais, 256 pages, mai 2017, 15,95 €
« Nous trouvons même pénible d’être des hommes – des hommes, des vrais, avec leur propre corps, leur propre sang, bien à eux ; nous aspirons à être des espèces d’hommes universels imaginaires. Nous sommes mort-nés et il y a d’ailleurs longtemps que nous ne naissons plus de pères vivants, et ça nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt, nous inventerons un moyen de naître d’une idée ».
Dostoïevski, Les carnets du sous-sol
Aujourd’hui, on ne parle plus de progrès, mais d’innovation. Voilà un mot sésame pour un univers fantasmé, chic, fun et libertaire. Exit les contingences financières, pourtant bien réelles, qui font que sans argent, point de concrétisation des idées, fussent-elles de génie. Mais que signifie exactement ce mot ? Selon l’étymologie qui remonte tout de même au Moyen Age, il s’agit tout simplement « d’introduire du neuf dans quelque chose qui a un caractère bien établi ». Bref, faire en d’autres termes ce que nos cuisiniers tendance appellent revisiter un grand classique.
Mais il ne suffit pas de se gargariser de l’alchimie du pot au feu de nos grands-mères pour être capable d’en créer un aussi goûteux. L’innovation n’échappe pas à ce fossé qui sépare parfois l’idée de sa réalisation. Les innovations sont aussi nombreuses que nos explorateurs du XXI° siècle. Le cul vissé sur une chaise, ayant pour cartographie la mappemonde du Net et pour boussole une souris, ceux-là lèvent au moindre bouillonnement neuronal des start-up, capitalistes plutôt qu’humanistes, avec le même enthousiasme que nos ancêtres plantaient un drapeau sur des rivages inconnus, sauf que ces derniers ne versaient pas dans le prosélytisme technologique. Ces aventuriers modernes ne cherchent donc plus, ils « innovent, inventent, avancent » et « réparent le vivant » pour « le bien commun » entre « désir d’engagement » et responsabilité choisie, comme l’affirme l’ouvrage collectif Demain Territoire de tous les possibles, sous la direction de Michel Lévy-Provençal.
Grégaires, ils se regroupent en pépinières de réflexion style Silicon Valley – comme L’échappée volée à laquelle appartiennent les différents intervenants de cet ouvrage ou comme The Family, groupement d’entrepreneurs français – pour « inventer un nouveau monde », bien entendu meilleur et évidemment conforme à l’idéologie connectée, à savoir solidaire, tolérant, pragmatique, éthique, écologique, durable, ambitieux et ouvert voire Open Source. Biotechnologies, nanotechnologies, intelligences artificielles, robotique, économie du partage, etc. sont les outils avec lesquels, utopistes ou non, ils imaginent garder le contrôle sur une société de plus en plus artificiellement connectée au prix semble-t-il d’une grave déconnexion de la réalité, celle du ras des pâquerettes, lot commun de toute l’humanité.
Des innovations, il y en a donc autant que d’esprits qui pensent out of the box et par déduction intuitive, capables de prendre des risques. « Y a-t-il une autre manière d’envisager ceci ou cela ? » est la question qui semble unir ces nouvelles têtes chercheuses, bien qu’elles finissent par s’éparpiller dans le concept, puisque l’innovation peut être participative, inclusive, radicale, révolutionnaire, associative, spasmodique, ouverte, frugale, etc. Elle est souvent enrubannée dans la créativité – avoir un côté artiste doit sans doute dépénaliser l’aspect besogneux et tâtonnant de la recherche, fut-elle innovante – et toujours présentée comme vecteur du bien-être commun.
A la lecture de ce livre, on découvre que l’innovation tient surtout lieu de soins palliatifs à cette perte virale du « bon sens » dont souffrent nos sociétés consuméristes. Dans leur grande majorité, elles proposent des alternatives à un problème donné plutôt qu’une solution à sa résolution. Il est vrai que là on touche au politique et à l’économique, univers fort peu innovants si ce n’est en termes de bénéfices et de privilèges.
Certaines sont carrément stupides et relèvent du militantisme primaire de leur géniteur, comme cette application (Elliot Lepers) qui vous apprend à devenir écolo en 90 jours, genre coller des post-it repousse publicité sur votre boîte à lettres, se laver les mains avec un savon et réduire sa consommation de viande. Du coaching à trois francs six sous pour crétins dont l’indignation a besoin d’être assistée en permanence. Plus sympathique, quoique très ponctuelle, la proposition d’Erwan Kezzar (Simplon.co), à savoir favoriser l’insertion des jeunes des quartiers populaires et des femmes par l’enseignement d’une nouvelle langue vivante : le code informatique. C’est mieux que rien, mais cela fait chiche tout de même. A long terme, il y aura pléthore de codeurs sur le marché du travail, formatage des esprits et petits boulots à la clé, un nouveau service.
D’autres prêtent franchement à sourire tant elles témoignent que la plupart des bibliothèques sont emplies de livres non lus. C’est le cas de Naziha Mestaoui qui après avoir pris conscience que les Indiens d’Amazonie « avaient une vision immatérielle de la réalité très proche de la physique quantique selon laquelle tout serait relié – (les grands textes mystiques n’ont pourtant de cesse de nous répéter que visible et invisible sont les aspects différents et complémentaires d’une réalité unique, le fameux : Tout est dans Tout !) – se propose de participer à la reforestation de la planète grâce au videomapping, un truc de bobo branché qui coûte certainement un pognon fou, mais qui indubitablement « inspire notre avenir et remet du sens, du cœur et de la conscience dans notre réalité ». Elle y a gagné certainement un statut d’artiste international, mais je ne suis pas certaine que pour autant, cela stoppe – entre autres – la déforestation industrielle en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud et en Afrique en bénéfice de ce désert vert que sont les plantations de palmiers à huile. Si le feu fut sans nul doute la plus belle découverte de l’Homme, à quand l’innovation géniale qui permettrait de recréer artificiellement la photosynthèse et de lutter ainsi contre le réchauffement climatique ?
C’est également le cas de la croisade sanitaire en faveur de notre flore intestinale dont la médecine chinoise traditionnelle a observé depuis belle lurette l’importance, désignant même l’intestin grêle comme notre second cerveau, observation « innovante » qui fait le buzz dans notre modernité. En nous shootant aux antibiotiques au moindre bobo, nous avons introduit un loup dans notre bergerie bactérienne (le microbiome) et avons détruit son biotope, qui est aussi le nôtre, prédisposant notre flore intestinale à toutes sortes d’agressions anxiogènes et à une fragilisation de notre système immunitaire. Nous voilà donc nous autres les humains, tels des démiurges bienveillants, appelés à rétablir l’ordre bactérien. Pour ce faire, nous « devons aider les bactéries – rebaptisées microbiotes – à nous envahir et à se développer ». Et notre fringant chercheur, Pierre Bélichard, de nous asséner pour mieux nous vendre la réinsertion du microbionte que la sclérose en plaques serait concomitante à « l’utilisation majeure des antibiotiques dans le traitement des maladies infectieuses ». Or, la SEP a été décrite « scientifiquement » pour la première fois au XIX° siècle (1) et ensuite par Charcot en 1868. L’inexactitude est agaçante, tout comme certaines solutions expérimentées. On naît stérile et c’est au moment de l’accouchement par voie basse que nous avalons des milliards de bactéries présentes dans le canal vaginal. Quand on naît par césarienne, c’est loupé pour le goûter bactérien. En Chine, voilà donc que l’on réensemence les garçons – descendance oblige ! – via un coton-tige ! Un conseil nous est finalement donné : « commencer notamment à prendre conscience que l’on ne peut nourrir impunément des animaux aux antibiotiques sans que cela ait des conséquences sur notre vie à tous ». Merci, on l’ignorait ! Quid des OGM, des pesticides, de la piètre qualité de l’eau, des hormones et autres ingrédients « alimentaires » interlopes, des médicaments et de leurs effets secondaires ou des vaccins, véritables bombes chimiques ? Quid également des solutions alternatives aux antibiotiques ? Quid des travaux d’Antoine Béchamp, contemporain oublié et « out of the box » de Pasteur ? On soupçonne déjà qu’une prise de conscience ciblée ne sert pas à grand-chose et que résoudre ce problème, somme toute ponctuel dans le désastre écologique auquel nos organismes sont quotidiennement soumis, ne ferait pas l’affaire des lobbies pharmaceutiques et autres multinationales.
Mais c’est là où le palliatif fait merveille. Son collègue, Xavier Duportet, nous propose des antibiotiques intelligents et programmables, capables d’éliminer les mauvaises bactéries tout en préservant les bonnes (c’est que l’on croyait au début de l’ère des antibiotiques !). Cracker l’ADN, le réécrire, le reprogrammer et envoyer un messager, un robot biologique surnommé Eligo, un bactérie-killer, via une pilule ingérée par le patient. Tel « un drone miniature » et, tout comme son homologue belliqueux qui tue sans sommation depuis les cieux des êtres humains jugés « nocifs », il va survoler l’ensemble de son microbiome (là où habitent nos microbiontes) et détruire les mauvaises bactéries. Ses inventeurs laissent même augurer un avenir jubilatoire à Eligo. « Le matin, après vous être brossé les dents et être allé à la selle, vous aurez un petit Smartphone qui vous dira : vous êtes porteur de telle ou telle bactérie, veuillez vous en débarrasser ». Le pied !
Pourquoi, plutôt que de prévenir son obsolescence programmée, recourir systématiquement à la technologie pour réparer le vivant, voire influer sur la qualité de notre sommeil ? Certes, c’est « futuristement » cool de dormir avec un bandeau bourré (Dreem) de capteurs qui nous envoient des stimulations sonores agréables pour que l’on pionce du sommeil du juste. Mais là encore ne serait-il pas plus sensé d’éliminer les causes collectives et individuelles qui nous mettent en mode insomnie et donc, fait important et fortement souligné pour plusieurs innovations, nous rendre moins productifs ? C’est justement là où le bât blesse dans toutes ces innovations, à savoir la post-intervention. On fait une connerie, on joue au redresseur de torts et on prêche a posteriori pour sa paroisse.
Des innovations, il y en a aussi des chouettes et généreuses, comme Human Kit : l’impression en 3D qui crée des prothèses reproductibles ou les objets quotidiens dont nous avons besoin (machine PAM), les lunettes de réalité virtuelle qui permettent en neurochirurgie d’opérer sans anesthésie (Philippe Ménei), ou le robot Leka de Ladislas de Toldi destiné à permettre une meilleure communication des enfants autistes avec leur entourage. Ou encore comme utiliser les propriétés luminescentes de micro-organismes marins pour remplacer nos bonnes vieilles ampoules (Glowee), réinjecter les invendus encore consommables dans une économie circulaire (Jean Moreau), ou réinventer un bois (Timothée Boitouzet) « translucide, imputrescible, plus résistant au feu et trois fois plus rigide que le bois d’origine ».
D’autres innovations relèvent plus du sociétal et leur argumentaire nous fout le rouge au front. « 90% de la recherche actuelle est fausse », affirme Aude Berheim. Pourquoi cette gabegie ? Beaucoup des éléments, inclus les résultats des recherches, sont biaisés de par le choix des critères. La perception du scientifique s’en trouve modifiée. Flora Vincent et Aude Berheim, toutes deux doctorantes en biologie à L’Ecole Normale Supérieure et à l’Institut Pasteur, ont ainsi constaté que très souvent, les objets d’étude n’avaient ni sexe ni genre : quel est le sexe des souris sur lesquelles on teste les médicaments ? Euh… Et pourquoi les ceintures de sécurité sont-elles toujours testées via les matelas crash-test uniquement avec des mannequins hommes, plat comme des limandes, et standard 70 kilos ? Parce que… Fortes de cette réflexion, les deux scientifiques ont créé Wax Science, une « association qui veut promouvoir une science sans stéréotypes auprès des jeunes et la mixité hommes-femmes dans les sciences » et qui va de paire avec une application idoine. Si l’innovation est fulgurante, l’évolution des mentalités vient souvent la contredire, et leur changement devrait d’abord commencer par l’éducation de nos bambins ! La parité est pure billevesée.
Parfois encore, le discours de l’innovateur/trice donne envie de s’enfuir, même si l’idée au départ est belle. « L’éducation est devenue – hélas – une industrie de plusieurs millions de dollars – l’entretien de l’ignorance également ! –, nous dit Marielle van der Meer, fondatrice de l’Université Minerva… « Je vends aux gens l’opportunité qui changera leur vie ». Déjà, ça vous nique l’enthousiasme, sans même parler de celui des fauchés intelligents qui auraient envie de… mais n’ont pas les moyens. Et quand elle ajoute : « est-ce que les étudiants apprennent ce dont ils ont besoin pour devenir de bon travailleurs ?… En leur apprenant les outils et les compétences, nous leur permettons de postuler à n’importe quel job », là, on est arrivé avant d’être parti ! Vive l’uniformisation par la méthode Coué élitiste, inclus financièrement, au contraire de Aylette Tritsch, étudiante à Science po, qui à travers la branche française de l’ONG allemande Kiron, œuvre pour faciliter aux réfugiés l’accès à des cours de FLE (français langue étrangère), d’anglais, à des conférences et celui de la bibliothèque de Sciences Po.
Toutes ces innovations correspondent fréquemment à l’initiative d’un petit groupe d’individus, soucieux d’améliorer la vie quotidienne et de capitaliser leurs inventions. Soit… Outre celles qui, par exemple, planchent sur des matières nouvelles, des nouvelles méthodes de production ou de commercialisation participant ainsi à l’actuelle révolution industrielle, il en est d’autres plus complexes et flippantes, qui anticipent l’avenir que nous réserve ce que nous laisse entrevoir le film Matrix. Comment contrôler cette révolution digitale avec le Big Data, énorme cellule tumorale de données numériques, comment radiographier le cyberespace et manager la cybersécurité avec éventuellement des « hackers éthiques », comment lutter contre la violence insidieuse des attaques sémantiques qui consistent en « changer 0 en 1 et faire croire que c’est un 1 alors qu’en fait, c’est un 0 », bref nous faire prendre des vessies pour des lanternes, corrompant ainsi la vérité des données ? Comment empêcher que l’intelligence artificielle et les robots au sujet du droit desquels Alain Bensoussan, avocat, milite afin que les humains ne finissent pas « télécommandés par des seringues algorithmiques, antichambre du mode esclave », nous amènent en position d’obéissance à leurs diktats technologiques ? Beaucoup cherchent, tâtonnent et trouvent des solutions malheureusement provisoires, du fait que la technologie évolue plus vite que l’Humain. De plus, cette entreprise colossale est modulée par des intérêts aussi diversifiés que nombreux, bien décidés à gagner le jackpot de la surveillance de masse, bienveillante ou non.
Au terme de cet ouvrage, qui suscite bien des interrogations et des exclamations mais néanmoins riche d’enseignements, on se dit que l’innovation est la baudruche du XXI° siècle. On y met un peu tout et n’importe quoi au bon vouloir de celui qui met ses mains dans le cambouis virtuel. L’application en mode coach est notre nouvelle bible. Croire qu’elle va faire de nous des individus plus intelligents, sinon meilleurs, revient à être persuadé que Dieu est capable de nous sortir de la mouise à la demande. Au fond, toute cette bimbeloterie technologique qui a eu bien des prédécesseurs géniaux, chaque époque ayant également ses innovations, nous permet de ne pas nous impliquer dans l’exigence réelle de solutions radicales qui changeraient le paysage politique et économique qu’on abandonne en toute conscience entre les mains de groupes tentaculaires aussi monstrueux que le Big Data.
Pour certains, cette fièvre technologique jouissive est comparable à celle qui a donné lieu à l’inventivité de la Renaissance. Pour d’autres, qualifiés de déclinistes, le ciel nous tombera un jour ou l’autre sur la tête, d’autant plus que l’Homme est l’artisan consciencieux de sa propre fin. Pour d’autres enfin, les transhumanistes, cette humanité 2.0 faite de « silicium et de photons » qui succèdera forcément à celle faite de chair, de sang, de pisse et d’excréments est une chouette perspective. Mondialisée, connectée, éternelle peut-être. Mais plus intelligente ? Je n’en suis pas certaine. Monsanto, Google, Amazon, Alstom, Total, Novartis sont parmi les entreprises les plus innovantes au monde (2). Sourions : il y a aussi Pernod Ricard…
Le bon sens est la première des innovations. Mais ça, on l’a oublié. On s’en fout.
Mélanie Talcott
(1) La pathologie de Lidwina van Schiedam (1380 1433) sous la plume de Johannes Brugman, confesseur franciscain du comte de Hollande Jan van Beieren, est l’une des rares descriptions cliniques médiévales pouvant correspondre à la sclérose en plaques. La première synthèse anatomoclinique de la sclérose en plaques est le fruit du travail de Charcot et de Vulpian observant depuis 1862 certains trembleurs (voire même depuis 1855 selon Ordenstein). Charcot décrit la sclérose des colonnes latérales en janvier 1866. Vulpian, à la société médicale des hôpitaux de Paris, le 9 mai 1866, décrit les 3 observations princeps de sclérose en plaques, terme remplaçant celui déjà connu mais plus ancien de sclérose en tâches ou en îles employé par Cruveilhier ou celui de sclérose disséminée.
https://www.arsep.org/library/media/other/docs_patients/Histoire-de-la-sep-2012.pdf
La découverte de la pénicilline, premier antibiotique, se doit à Fleming (1928). Elle sera commercialisée en 1943.
(2) https://www.industrie-techno.com/et-les-100-entreprises-les-plus-innovantes-au-monde-en-2016-sont.47508
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