Décoloniser le corps, la langue et la mer
C’est peut-être face à la mer que l’on ressent le mieux cet enfermement de l’histoire algérienne dans les interdits immédiats du corps et ses libertés non retrouvées même après le départ du dernier colon en date. Une intuition trouble, encore floue, difficile à exprimer : celle d’une identité encore plus vaste que les polémiques immédiates, qui enjambe les colonisations, pas pour les nier mais pour dire qu’elles sont aussi mon histoire. Et cela vous revient d’un coup ce qu’est être algérien, face à l’unique trace vivante de notre patrimoine : la Méditerranée. Pas n’importe quelle mer, mais celle-là justement. Et c’est face à celle-là que, brusquement, on réalise que rien ne nous oblige à vivre l’histoire du pays comme simplement une histoire de violences auxquelles répondent des cycles de rejets et des saisons d’armes ou de dénis. D’un coup, on réalise que les immeubles coloniaux, la parenthèse française n’est pas quelque chose qui est venue « totalement d’ailleurs », mais que « c’est à moi aussi », dans l’ordre de mon histoire et du matrimoine. Les immeubles, les architectures, les places publiques, les églises restantes, les synagogues effacées et les noms des rues et la vigne. Elles ne sont « pas françaises », mais aussi « à moi », partie de mon histoire. La colonisation comme la décolonisation sont des actes, les miens, que j’ai subis ou assurés et que j’assume aussi.
La colonisation française est une histoire qui fait partie de l’histoire algérienne, et ce qui en est né est à moi. Et du coup, encore face à la Méditerranée, je remonte encore plus sur mes propres traces et je me heurte à cette évidence : si jusqu’à maintenant je n’ai pas retrouvé la Méditerranée, c’est parce que l’autre colonisation, « arabe », m’a interdit aussi de retrouver le corps, et jusqu’au jour d’aujourd’hui.
Le corps, le mien, c’est aussi la seconde trace qui me reste de mon histoire méditerranéenne et africaine : le corps est commun et c’est l’âme qui est une solitude qui cherche la compagnie de l’invisible.
Tout corps d’homme est à vivre à deux.
C’est notre loi. Et, du coup, je retrouve aussi, je revendique, je m’honore, je m’enrichis de ma période ottomane et de ce qui en reste et qui crève les yeux dans nos langues et nos habitudes et qu’on ne voit pas, curieusement. Et ainsi de suite. Jusqu’aux pierres romaines où Albert Camus a cru voir les reste des vrais habitants de ce pays alors qu’ils étaient à ses cotés. D’ailleurs, Camus a vu juste mais a compris faux. Les noces sont possibles dans notre pays, Tipaza est algérienne et sa période romaine est mienne, pas la preuve d’une origine « externe ». Pourquoi un ex-Egyptien se réclame-t-il tout à la fois de l’islamité, de l’arabité, sans cesser de faire commerce avec les ruines de ses pharaons et moi, je dois avoir honte de mes ancêtres romains, des immeubles coloniaux, des expressions ottomanes, des arts culinaires andalous, des murs espagnols, des langues amazigh, de mes oliviers et de mes danses ? Le chroniqueur se souvient de ses manuels scolaires comme on se souvient d’une maladie : une histoire qui nous fait remonter à Okba Ibnou Nafi, puis au vide d’un lot de terrain avant lui où nous étions en attente d’une « activation » religieuse et d’un destin fast-food. Rien de ce qui est en moi de romain, d’amazight, d’ottoman, d’espagnol ou de français et d’arabe. Rien de ce qui fait de moi cette algérianité face à la Méditerranée. Pourquoi dois-je vivre mon histoire comme une maladie de peau ou une préhistoire coupable alors qu’elle est un immense arbre magnifique qui me suffit pour avoir une adresse ?
Kamel Daoud
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