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Déchristianisation de la littérature, Richard Millet, par Gilles Banderier

Ecrit par Gilles Banderier le 28.05.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Déchristianisation de la littérature, Richard Millet, Léo Scheer, coll. Variations n°XXXI, janvier 2018, 228 pages, 16 €

Déchristianisation de la littérature, Richard Millet, par Gilles Banderier

 

 

Avec le Désenchantement de la littérature (2007) et L’Enfer du roman. Réflexions sur la post-littérature (2010), Richard Millet avait posé le diagnostic de ce qu’on appellera pudiquement une situation de crise. L’analyse se poursuit avec Déchristianisation de la littérature. Même si le livre n’a pas la structure d’un essai, mais celle d’une suite de notations dont le lien n’est pas toujours apparent, la thèse se révèle de façon nette, qui associe deux phénomènes : la crise de la littérature et la déchristianisation du monde occidental (« la déchristianisation entraîne la fin de la littérature au profit de sa métamorphose dans les divertissements de l’athéisme marchand », p.13-14 – voir également p.182). Que le rapport au livre se modifie, nul n’en doute.

Un phénomène frappant (que Richard Millet ne mentionne pas) est le caractère industriel de la production éditoriale et, corollairement, la disparition quasi-complète (en France, du moins) du livre relié. Avant d’être décorative, la reliure sert à protéger le volume, donc à le conserver afin de le transmettre. Les reliures de la Pléiade, une des dernières collections à se présenter ainsi, sont notoirement fragiles, comme s’en aperçoivent les maladroits qui en font choir un exemplaire de leur bureau. Les bibliothèques composées uniquement de livres reliés, comme on peut en voir sur des photographies anciennes d’écrivains ou d’érudits, n’existent quasiment plus. Mais il n’y a pas que cela.

De même que les individus prennent de bonne heure conscience de ce qui les attend au bout de la vie, nous n’avons pas attendu Paul Valéry pour savoir que les civilisations sont mortelles. Il n’empêche : on a beau savoir, l’approche du moment ultime, le fait d’agoniser ou de contempler un agonisant, n’est agréable pour personne. Il en va de même pour les civilisations. Au plan littéraire, il n’y a aucune raison pour que Paris bénéficie de l’immortalité qui a été refusée à Athènes et à Rome. L’Occident est-il à son crépuscule ? Sommes-nous entrés en décadence ? De bons esprits l’ont affirmé. Un grand philosophe, Julien Freund, qualifiait en 1980les nations d’Europe de « pays en voie de sous-développement » (La Fin de la Renaissance). Quatre ans plus tard, il publiera un maître-livre, injustement méconnu, La Décadence, où il mettait en évidence le caractère trans-historique de cette notion, comme si le « pays du soir » (Occident, Abendland) avait toujours craint l’inévitable nuit à venir. Julien Freund écrivait qu’« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver » et jugeait que l’Europe en était arrivée là. Cependant, le caractère récurrent – depuis deux siècles au moins – de cette impression de vivre la fin d’un monde pose problème. Comme le remarque avec clairvoyance George Steiner : « En termes logiques, inductifs, il n’y a absolument aucune raison pour qu’un nouveau Shakespeare, un nouveau Michel-Ange, un nouveau Beethoven ne fasse pas son apparition demain matin ou que le prochain Goethe ne soit pas en train de travailler à son insurpassable Faust dans l’immeuble voisin. Mais combien d’entre nous, quelle que soit leur passion pour l’art moderne, expérimental, croient véritablement à semblable épiphanie ? Résistez, si vous le pouvez, aux séductions du pathos facile, du crépuscule à la Spengler ; congédiez l’avertissement de Valéry quant au caractère mortel de notre civilisation ; investissez-vous, l’esprit ouvert, dans l’art conceptuel, dans la musique électronique et aléatoire, dans les textes postmodernistes. L’intuition continue de nous ronger : les humanités et les arts occidentaux sont des virtuoses du crépuscule et du souvenir » (Les Livres que je n’ai pas écrits, Gallimard, 2008, p.198-199). Au reste, avons-nous besoin de nouveaux Shakespeare, Michel-Ange, Beethoven ou Goethe ? Saurons-nous reconnaître des créateurs de cette envergure quand ils se présenteront ou serons-nous comme de moroses disciples d’Emmaüs incapables de discerner ce qu’ils ont sous les yeux ?

Richard Millet ne dit pas autre chose que Julien Freund. Il y a du Léon Bloy et du Philippe Murray dans son livre : « La destruction du système scolaire, le mépris de la langue, le refus de l’héritage judéo-chrétien par le gauchisme culturel est donc un fait totalitaire, puisqu’il s’agit de créer l’homme nouveau, multi-sexué, métissé, en partie artificiel, un migrant génétique qui a renoncé à la viande pour le cannabis, à la prière pour la “fête”, àla culture pour le divertissement, et qui n’a plus besoin des grands récits nationaux ni de ceux dont la littérature et la poésie avaient frappé la langue » (p.35).

A-t-il raison ? Pour bien voir, il faut être à la bonne distance. Je ne prétends pas y être, mais je vois autre chose que ce que Richard Millet a vu, qui commet deux erreurs de perspective. La première est de n’envisager que la France, grande nation littéraire, certes, avec des traits qui lui sont propres, mais à laquelle ne se ramène pas le monde entier. Il faut relire Montaigne, ce viatique pour les périodes troublées : « Quand les vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des-jà les Cannibales. […] À qui il gresle sur la teste, tout l’hemisphere semble estre en tempeste et orage » (I, 26). Second point : quand Richard Millet parle d’une crise de la littérature, il faut entendre une crise du roman, car théâtre et poésie ont disparu des radars (ce qui étonne, quand on pense à ce que fut, des siècles durant, la place de la poésie, érigée en moyen de rendre le monde intelligible, à l’égard du discours scientifique). En identifiant la littérature au roman, Richard Millet commet une erreur contre laquelle Louis Pauwels nous avait déjà mis en garde il y a quarante ans : « Mais voyez l’écrivain du XVIIIe. Il ne fait pas du roman une divinité. Il écrit des lettres, des pamphlets, des essais, du théâtre, de l’histoire et des histoires. […] Il ne lui vient pas à l’esprit que l’état de romancier est suprême » (Comment devient-on ce que l’on est ?, Stock, 1978, p.72).

À considérer la quantité de romans publiée chaque année, on n’a pas l’impression d’un genre littéraire en voie d’épuisement. Un médecin objecterait que la prolifération de certaines cellules n’est pas un signe de bonne santé et un critique ajouterait que la plupart des romans disparaissent des présentoirs et des mémoires au bout de quelques semaines. L’offre pléthorique et la rotation rapide des livres dans les librairies font qu’il est difficile pour un auteur de rencontrer un public en dehors d’une campagne médiatique. Qu’on le veuille ou non, et c’est une conséquence imprévue de son hégémonie, le roman est devenu un produit de masse, un objet de consommation courante. Qui pourrait citer de mémoire plus de quatre titres parmi les romans annuels d’Amélie Nothomb ou de Jean d’Ormesson ? Genre « moderne » par excellence, qui exerce sur le royaume des lettres une emprise despotique, le roman aurait-il donné tout ce qu’il avait à donner ? Serait-il en survie artificielle, la prolifération romanesque masquant (mal) l’absence de grandes œuvres ? Ce n’est pas impossible. Il serait tentant d’établir un parallèle avec l’épopée, qui en France se maintint pendant des siècles de manière artificielle, parée d’un prestige immense, sans donner une seule œuvre digne de ce nom, même sous la plume de grands écrivains (en dehors des doctorants, qui lit la Franciade de Ronsard ou la Henriade de Voltaire, sans parler de toutes les autres, publiées jusqu’au milieu du XIXesiècle ? Chaque collectionneur de livres anciens en possède l’une ou l’autre sur ses rayons).

Nous manquons évidemment de recul. Aucune époque ne juge sainement ce qu’elle publie. Thomas Corneille avait plus de succès que son frère. Qu’en reste-t-il ? Avec les inévitables réévaluations que cela implique et qui prennent parfois l’allure d’un massacre parmi les réputations les mieux établies, la postérité fera le tri, comme elle l’a toujours fait.

Déchristianisation de la littérature abonde en traits fulgurants. Richard Millet retrouve l’intuition de Peter Berger sur le rôle du protestantisme dans le « désenchantement du monde » (mais le nominalisme médiéval n’avait-il pas déjà ouvert la brèche ? Se peut-il que le problème remonte aussi haut ?). L’usage de Wikipédia ne choque, s’il doit choquer, que dans la mesure où l’on a oublié l’utilisation intempérante que des générations d’écrivains ont fait de la Biographie Michaud ou des encyclopédies à leur disposition dans leurs pays respectifs (Brockhaus, Espasa, etc.). La littérature de la Renaissance a été fabriquée à coups de ciseaux dans des recueils oubliés de lieux communs.

D’autres éléments de la thèse de Richard Millet méritent le débat. L’appauvrissement des langues, le remplacement de la syntaxe par la parataxe, la crise des systèmes éducatifs partout en Europe et en Amérique du Nord, sont patents. L’Angélus, jadis tableau le plus célèbre du monde, est devenu inintelligible. Mais ce sont des phénomènes volontairement provoqués. Nous n’avons pas subi de guerre atomique et nulle météorite n’a entraîné une régression générale du langage parlé et écrit. En France, le désastre éducatif a été cartographié depuis les années 1980. Il est entretenu. Tous ceux qui ont affronté un contrôle fiscal savent que l’État peut être redoutablement efficace et zélé quand il a envie de l’être. Sortons-nous du XIXesiècle, un temps parfois honni, mais qui avait promulgué l’instruction pour tous et qui fut également l’époque où les grands auteurs (Dickens, Hugo et quelques autres) obtenaient des tirages faramineux ? Est-ce la fin de l’espèce de religion laïque que la littérature incarna longtemps en France, comme si le pays avait fait sienne la remarque de Goethe : « Qui a la science et l’art / A également une religion ; / Celui qui ne possède ni l’une ni l’autre, / Qu’il ait une religion » (Wer Wissenschaft und Kunst besitzt, Hat auch Religion ;Wer jede beiden nicht besitzt, /Der habe Religion). Peut-être revenons-nous à un moment où seule une fraction dérisoire de la population saura vraiment lire et écrire, sera apte à être de « suffisants lecteurs », ayant conservé la capacité de lire des textes plus longs que des tweets constellés de fautes. Peut-être le livre redeviendra-t-il un objet destiné à une élite (ce fut le cas pendant des siècles de haute civilisation), tandis qu’une masse d’ilotes s’adonnera aux jeux vidéo. Peut-être la culture littéraire se réfugiera-t-elle derrière de hauts murs, comme cela s’est déjà produit. Peut-être le christianisme cessera-t-il d’être une religion des masses pour devenir celle d’un petit nombre, comme l’a toujours été le judaïsme (le déclin du catholicisme, là encore, a été en bonne partie provoqué et entretenu par la hiérarchie ecclésiastique). Peut-être toutes les époques se voient-elles allouer par une mystérieuse divinité la même quantité de génie, qu’elles répartissent différemment. Que reste-t-il de la poésie du XVIIIesiècle ? Peut-être le cinéma a-t-il dévoré la littérature. La quantité de chefs-d’œuvre produits en moins d’un siècle par le septième art invite à le penser. Peut-être le monde qui a produit Verdun et Auschwitz ne sait-il pas qu’il est déjà mort. Peut-être notre civilisation est-elle un mort qui marche, comme on dit parmi la mafia. La vérité est que nous n’en savons rien.

Richard Millet est un homme courageux, qui a mis sa peau au bout de ses idées, en s’engageant dans les milices chrétiennes au Liban, durant l’interminable guerre civile qui déchira ce pays. Il est ainsi l’un des très rares écrivains français à savoir manier une arme de guerre – et à l’avoir fait. Il sait qu’on ne peut pas monter sur le toit d’un immeuble et ouvrir le feu sur ses ennemis sans se retrouver tôt ou tard (souvent tôt) à son tour pris pour cible. En regard de ces faits de guerre, « l’affaire Millet » avait tout de la tempête dans un verre d’eau. L’esthétisation du geste fou d’Anders Breivik était inutile et absurde. Des regrets percent en plus d’une occasion. Richard Millet, dans Déchristianisation de la littérature, a un côté Adam chassé du paradis (quel chérubin armé d’une épée de feu garde l’entrée de la rue Sébastien-Bottin ?). On a envie de lui donner une tape dans le dos et de le prier de se ressaisir, de lui rappeler qu’au long des siècles, et de nos jours encore dans cet Orient qu’il aime et connaît bien, des chrétiens ont enduré, pour être chrétiens, des maux d’une tout autre ampleur. On lui suggérerait de relire, par exemple, outre la fable du Loup et du Chien, ainsi que Sénèque et Marc-Aurèle, les derniers textes écrits par un saint Jean Chrysostome exilé et malade. On lui proposerait d’aller revoir Israël, non « depuis Beaufort », mais depuis une librairie, où s’alignent les témoignages d’une vigoureuse production littéraire. Les plaintes relatives aux femmes, qui ne lui font plus les yeux doux (pp.178, 182, 185), à la « presse officielle » (pp.183, 190 – on suppose qu’il s’agit du Monde des livres et du Figaro littéraire) qui ne lui consacre plus de recensions, sont indignes d’être imprimées. Nous connaissons tous de très belles femmes qui n’ouvrent jamais un livre, qui ignorent tout de « l’affaire Millet » et qui ne comprendraient pas de quoi il s’agit, même si on le leur expliquait lentement. Quant au silence du « pouvoir médiatico-littéraire » (p.190), il est le lot de la plupart des écrivains et il en est d’excellents parmi eux. Pour un auteur qui se déclare catholique (et qui l’est), Richard Millet prend le monde et ses pompes très au sérieux, ainsi de l’Académie française (p.167) et du Nobel de littérature (p.149), alors que ces deux institutions ne méritent que l’indifférence. Sartre n’a fait preuve d’aucune noblesse en refusant son Nobel (p.135), car ce prix n’arrive pas « comme un voleur dans la nuit ». Les grands écrivains récompensés par le Nobel sont l’exception et non la règle. Parcourir la liste des récipiendaires, de Sully-Prudhomme à Bob Dylan, est un exercice hilarant pour qui a du temps à perdre (on peut passer ensuite à la liste des prix Goncourt). Quant à l’Académie française, on se gardera d’ajouter quelque chose à tout ce qui a déjà été écrit à son sujet. Tout au plus voudrait-on réciter à Richard Millet les vers de Cyrano, à propos des académiciens : « Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; / Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud… / Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! ».Qu’il médite cet avertissement de George Steiner : « Les âpres bénédictions de l’intimité et du silence, de l’impopularité dont dépendent si souvent la pensée sérieuse et la création originale, seront de plus en plus difficiles à obtenir » (op. cit., p.206). Gallimard vous a chassé et la vieille dame du quai Conti vous ignore ? Le plateau limousin n’est pas le pire endroit pour relire saint Paul et attendre les djihadistes (« les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs ; les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales », Philippe Muray).

 

Gilles Banderier

 

Richard Millet  est l’auteur de plus de 80 livres, dont récemment Tuer (2015), Province (2016) et La nouvelle Dolorès (2017).

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).