Deauville, Pierre de Régnier
Deauville, La Thébaïde, mai 2016, 85 pages, 10 €
Ecrivain(s): Pierre de Régnier
A-t-on déjà lu un article de quatre-vingt cinq pages ?
Un guide à l’usage des hôtes lointains de Deauville. On y trouvera de l’humour, de l’enthousiasme, de la désinvolture, de l’élégance et de bien jolies manières. Un ton assurément. Un verbe affûté.
L’auteur est un œil. Un habitué des villégiatures d’été, d’hiver et de toute nature dont il a fait ici son théâtre.
Et puis il y a le jeu d’ombres, derrière.
Une ombrelle et un parfum. Deauville hier, avant 1914, après la guerre, Deauville avant. Agaçante et fascinante. Le ton n’est pas seulement perçant, il est étonnamment intemporel. Ou prémonitoire. S’y produisent des modes, les mêmes, des illustres aux illusionnistes dont l’art consiste à mettre en scène son droit profil et ses plus nobles rivalités.
« Heureusement, les faits, et dans toute leur ampleur, dans toute leur exactitude et toute leur netteté, sont là : trois cartons, déjà jaunis, aux faveurs vertes déjà passées… Que vous soyez trop jeune ou trop vieux, que vous n’y connaissiez personne ou que vous y reconnaissiez tout le monde, l’atmosphère intégrale des débuts de Deauville (et même de la vie de Paris) est entre vos mains. Humez-en la saveur, non point déjà vieillotte, mais forte, pas démodée et jamais vieillie, et estimez-vous heureux qu’un homme à l’heure actuelle » n’ait point omis le temps et ses saisons inédites, ces éclosions passionnantes d’événements imprévus.
Deauville.
Pourtant, on va vite oublier l’histoire, la véritable.
« Cet après-midi, il y a eu des courses au Tremblay. Demain, il y aura la guerre ».
Puis on recommencera avec le même élan, le même sourire comme si de rien n’était. Teindre l’horreur. Non pas tout à fait. On s’amusera pour mieux masquer le vide et emplir l’ennui. On jouera à être, au dehors. A l’intérieur, les femmes ne balayeront plus, elles prendront des petites mains légères ou dangereuses. Les hommes ratisseront, diront surtout que les femmes d’avant la guerre ne sont plus.
« Les femmes dignes de ce nom ont été balayées moralement comme les hommes l’ont été physiquement (…) C’est à croire que ce sont les femmes qui ont fait la guerre… »
Deauville avance sur le sable et c’est le vent qui recule et c’est la mer qui se terre. La nature sciemment maintenue à distance. Le fond. Sur le devant de la scène, déambulent des silhouettes préoccupées par leur mise, leur ventre, leur soif. D’autres se dandinent encore, aspirent, veulent se hausser, grimpent ou s’écroulent. Deauville est en hauteur.
« Mais les chambres de Deauville n’ont pas d’heure ; rien n’y décèle le repos que, d’ailleurs, on n’y prend pas ; tout montre la hâte de sortir, de se réveiller en retard ou de dormir pas assez ; c’est un quai pour plaisir de luxe, quelque chose qu’on rangera plus tard, et qu’on quittera, comme une femme d’un soir, sans l’avoir, au fond, jamais vue… ;
Deauville à quai tient la liste exclusive de ses clients, à l’instar d’un hôtel flottant qui serait ouvert de juillet à fin août, peut-être quelques jours jusque fin septembre. Des portraits suspendus dans le vestibule. Deauville distribue les potins, ventile les fortunes et monnaye sa propre langue. On s’y jalouse, on y sombre, on s’y enivre. On peine à s’y poser, fidèle ou attaché, on peine à aimer. Deauville fixe les règles de la saison et rappelle l’année suivante les nécessiteux, les méfiants, les poètes en mal d’accroches. Et le jeu recommence.
Et puis il y a derrière.
Ses collections de chimères. Tout près, son empoisonneuse. Plus loin, la Normandie, le Havre, Honfleur, les cadres profonds et les toiles, des falaises et des pêcheurs. Et l’Angleterre devant.
On s’y promène toujours sans filet, au bord du cratère, pour n’y retenir de cette « Pompéi moderne » que la menace de sa propre existence.
Registre, chronique, livre d’or, qu’importe ici le qualificatif, il restera ces quatre-vingt cinq pages à transmettre. On les a lues en deux heures, à peu près le temps nécessaire pour s’asseoir dans un train, dans le sens de la marche pour ne pas avoir mal au cœur. On reste assis. Savourer la fin de la course et les contrastes. On ne veut pas voir disparaître la vue devant soi, le désert vert entre Deauville et Paris, les couleurs des planches, du sable, des villas. Le ciel est devenu noir, il va pleuvoir sur Paris et les visages sont maussades.
Les gens qui rentrent de Deauville par le train.
On laissera le livre sur le siège, place numéro 85, voiture 12, dans l’espoir qu’un autre l’emportera et l’aimera à son tour. On écrira par jeu sur la page de garde que les livres se rencontrent, sont des rencontres.
Après Deauville ?
On lira Les bateaux de papier de Florence Ride.
Sandrine Ferron-Veillard
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