De Sang et d’encre, Rachel Kadish (par Gilles Banderier)
De Sang et d’encre, Rachel Kadish, Le Cherche-Midi, septembre 2020, trad. anglais (USA) Claude et Jean Demanuelli, 564 pages, 23 €
« La découverte de manuscrits révèle les pires instincts, même chez des savants normaux par ailleurs » (James B. Robinson). La validité de ce principe se vérifia une fois de plus un jour de l’an 2000, où le professeur Helen Watt, spécialiste de l’histoire du judaïsme, fut appelée dans une demeure cossue, non loin de Londres, afin d’examiner une petite cache remplie de manuscrits anciens, découverte à la faveur de travaux de rénovation. À première vue, le Pr. Watt pensa être devant le contenu d’une genizah, ce tombeau où les Juifs pieux enfouissent les vieux manuscrits liturgiques et autres papiers qu’ils ne peuvent se résoudre à détruire, parce qu’ils contiennent le nom de Dieu (l’exemple le plus célèbre étant celui de la genizah du Caire, découverte en 1896).
En se plongeant dans la lecture de ces manuscrits qui avaient été soigneusement rangés et classés dans leur abri (en soi, cela suffisait à montrer qu’il ne s’agissait pas d’une genizah, où les papiers sont abandonnés en vrac), Helen Watt se rendit compte qu’elle était en présence de tout autre chose. Ces archives appartenaient à un rabbin londonien du XVIIe siècle, venu d’Amsterdam.
À la suite d’un séjour dans les geôles de l’Inquisition et des tortures qu’il y avait subies, il était devenu aveugle et avait eu recours aux yeux d’une jeune femme, Ester Velasquez, lui servant de secrétaire et de scribe. Au fur et à mesure que le Pr. Watt (qui, confrontée à l’analyse d’une masse de documents anciens rédigés en portugais, latin, hébreu et anglais, s’est assuré les services d’un jeune thésard américain, Aaron Levy) progressait dans l’examen des textes, elle se rendit compte que bien des idées exprimées ne pouvaient avoir été celles d’un rabbin orthodoxe, fût-il contemporain de Hobbes. La perplexité des deux historiens se transforma en stupeur lorsqu’ils découvrirent en marge d’une lettre la célèbre formule spinoziste Deus sive natura. Tout se passe comme si Ester Velasquez avait fait bien plus que servir de secrétaire à son maître. Qui se servait de qui ? Rachel Kadish offre au lecteur un magnifique roman, où les voix disparues du passé alternent avec celles du présent, le Londres d’hier, ravagé par le fanatisme puritain, la peste et l’incendie de 1666, avec la métropole tentaculaire et cosmopolite d’aujourd’hui ; où la vie du Pr. Watt et ses illusions perdues résonnent comme l’écho lointain, trois siècles plus tard, de l’existence d’une autre « femme savante » qui, à l’abri de pseudonymes choisis, avait élaboré des théories philosophiques à faire se dresser les cheveux du plus audacieux des penseurs.
Admirablement écrit et construit, De Sang et d’encre (le titre original, The Weight of Ink, est meilleur. N’aurait-on pu le conserver ?) est à la fois un roman universitaire comme les Anglo-Saxons savent les écrire (sitôt ébruitée, une découverte de cette importance ne manque pas de susciter des appétits rivaux), un beau roman historique où passent les ombres immenses de Spinoza et de Sabbataï Tsevi, le messie auto-proclamé qui manqua précipiter le judaïsme dans la catastrophe (avant de se convertir à l’islam pour sauver sa tête), ainsi qu’une méditation sur la place de la femme et le sens de l’Histoire.
Gilles Banderier
Originaire de New York, Rachel Kadish a remporté avec ce roman le National Jewish Book Award. Comme, avant, elle, Bernard Malamud, Philip Roth ou Elie Wiesel.
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