De Saint-Saturnin-les-Avignon à Saint-Denis de la Réunion, rencontre épistolaire, mai 2020, avec « l’éditeur », traducteur et écrivain, Laurent Margantin (par Philippe Chauché)
« Rien, rien. Combien de temps me fait perdre la publication du petit livre et quelle conscience nocive et ridicule de ma valeur fait naître en moi la lecture de ces vieilles choses en vue de la publication. Cela ne fait que me détourner de l’écriture » (Journal de Kafka, VI-30).
Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Vous venez de mettre en ligne le premier numéro de la revue Œuvres ouvertes, nom que vous avez donné au site qui publie vos textes, ceux d’autres écrivains et vos traductions de Kafka. Ce premier numéro baptisé Apparitions, un mot qui apparaît dans un texte de Kafka que vous traduisez, où il est question du fantôme d’un enfant, qui s’invite dans la chambre de l’écrivain : « Visiblement, vous n’avez encore jamais parlé à des fantômes. Ils ne vous donnent jamais de réponse claire. C’est un dialogue sans fin. Ces fantômes ont l’air de douter encore plus que nous de leur existence, ce qui n’est guère étonnant vu leur fragilité ». Un numéro qui est donc placé sous la protection de Kafka, ou de son fantôme ?
Laurent Margantin : Tout d’abord, quelques précisions. Le numéro 1 de la revue Œuvres ouvertes, Apparitions, a paru au printemps 2018, suivi de deux autres numéros en 2019 (printemps et automne), intitulés Kafka n’est pas mort, et Ça parle en eux. Il s’agit bel et bien d’une revue papier, que l’on peut commander soit sur le site, soit dans des librairies en ligne. Ce que j’ai proposé récemment au téléchargement sur www.oeuvresouvertes.net, c’est la version numérique du premier numéro.
Dans chacun des numéros, on trouve Kafka au sommaire, notamment deux récits dans ma traduction, extraits des carnets de son Journal, dont cet « enfant fantôme » que j’ai reconnu un jour peint sur un mur d’un bâtiment en travaux de l’ancienne gare de Saint-Denis de la Réunion (gare fantôme elle aussi, puisque la ligne ferroviaire qui parcourait la côte du nord au sud de l’île n’existe plus depuis longtemps), œuvre de street art que j’ai photographiée un jour avant de constater quelque temps plus tard qu’elle avait été effacée (ou le mur abattu, je ne sais plus) – image que j’ai placée en couverture du premier numéro 1 de la revue, comme une illustration du récit de Kafka. Cette présence fantomatique de Kafka ressurgit dans le second numéro, à partir d’une phrase de Peter Handke, extraits de l’un de ses journaux paru en Allemagne, encore non traduit en français : Kafka ist nicht gestorben.
Ph. Chauché, LCL : Comment est né ce désir d’aller encore plus loin dans vos publications par, cette fois, une revue qui se lit et ne se lit que sur le net (pour l’instant) ? Une revue « ouverte » comme des Œuvres ouvertes ?
L. Margantin : Au contraire, cette revue existe essentiellement en format papier. En fait je suis parti du web pour aller vers le papier. Il y a toujours eu cette tentation de faire des revues depuis le début du web littéraire. D’une certaine façon, www.oeuvresouvertes.net est une revue avec une ligne éditoriale clairement orientée vers la littérature germanique puisque je suis germaniste de formation, revue à laquelle des auteurs contemporains collaborent depuis de longues années. Mais c’est vrai qu’on a parfois le besoin ou l’envie de produire un objet clos, avec un nombre de pages limité, pour s’extraire un peu du grand labyrinthe de la revue web. Donc, c’est en réalité bien moins ouvert, avec un sommaire composé d’une douzaine de textes et d’auteurs, et une centaine de pages. C’est une façon aussi de mettre en valeur quelques auteurs ou certains chantiers d’écriture présents sur le site qui comptent particulièrement pour moi.
« C’est bien cela qui est essentiel dans chacun de ces récits : une forme inconnue apparaît, surgit, qu’on ne s’attendait pas à voir, et qui conditionne l’écriture elle-même ».
Ph. Chauché, LCL : Parmi les auteurs invités : Lucien Suel pour un poème hanté par un enfant, Antoine Brea et Zborowski, un très court roman, je préfère ce mot à nouvelle, d’une jeunesse « hantée » qui joue « à la roulette russe » et traverse les miroirs, ou encore Claudine Chapuis et Maria au fichu bleu, court récit romanesque livrant là aussi une apparition, une jeune fille de l’air sur le parvis d’une gare, et Passages de Noëlle Rollet, étrange petit roman, récit d’un homme dans une gare, telle une étrange apparition. Quel lien avez-vous tissé, et tissez-vous entre ces contributions, s’il y a un lien ?
L. Margantin : Lucien Suel, un auteur dont j’admire beaucoup le travail et la créativité, m’a « donné » plusieurs textes pour www.oeuvresouvertes.net. Claudine Chapuis et les autres auteurs que vous mentionnez également. Il est donc normal de les retrouver dans la revue papier. Pour le premier numéro, j’ai d’ailleurs repris plusieurs de leurs textes que j’avais mis en ligne les années précédentes. Et j’ai été assez étonné de voir qu’un lien s’établissait naturellement entre ces textes autour de l’écriture conçue et surtout pratiquée comme vision, parfois à partir d’une simple rencontre transformant le narrateur, lui ouvrant un monde. C’est bien cela qui est essentiel dans chacun de ces récits : une forme inconnue apparaît, surgit, qu’on ne s’attendait pas à voir, et qui conditionne l’écriture elle-même. A vrai dire, j’aimerais composer chaque numéro de la revue papier de cette façon-là, à partir de textes mis en ligne au long cours et qu’il s’agirait simplement de relier pour faire apparaître un champ de forces inconnu. Je précise par ailleurs que je ne suis nullement éditeur : je réalise cette revue et publie seulement mes traductions (Novalis, Kafka) et mes propres écrits. Je n’ai jamais édité un autre auteur et ne me sens pas en mesure de le faire.
Ph. Chauché, LCL : Vous poursuivez, sans relâche votre traduction des Cahiers de Kafka, qui constituent le Journal de l’écrivain, après la traduction de Marthe Robert, Robert Kahn en a proposé une nouvelle (Editions Nous), qu’est-ce qui vous conduit à proposer un autre regard sur ces écrits et à poursuivre ce travail colossal ? Tout Kafka, toute l’originalité créative se trouve déjà dans ces carnets, sont-ils, en quelque sorte, le laboratoire de ses grands livres ?
L. Margantin : J’ai commencé à traduire Kafka en 2010, quelque temps après mon arrivée à la Réunion. D’abord des courts récits, puis des récits plus longs (Un artiste de la faim, La Colonie pénitentiaire, Le Terrier), et « enfin » le Journal à partir de 2013. J’ai constaté avec étonnement que des passages manquaient dans la traduction de Marthe Robert, tout simplement parce qu’elle s’était servie de la première édition du Journal de Kafka par Max Brod, qui avait coupé certains passages concernant des contemporains ou évoquant l’intimité de l’écrivain (sa fréquentation des bordels par exemple, à une certaine époque). J’ai publié ma traduction jour après jour comme un work in progress, à l’époque, personne en France ne s’était encore intéressé à ces passages caviardés par Brod, en tout cas aucun éditeur. Le fait que je donne cela à lire au grand jour a dû donner des idées à d’autres, et tant mieux. Ma démarche est d’ailleurs beaucoup plus large qu’une simple « nouvelle traduction » qui sent bon son coup éditorial – ce qui reste insuffisant à mes yeux. En ce qui me concerne, j’ai eu envie de donner tout l’univers de Kafka à Prague, et je publie chaque passage traduit accompagné d’un appareil critique assez important, désormais sur un site dédié (www.journalkafka.com). Je me sers notamment des outils numériques (photographies, documents divers, journaux numérisés en ligne que lisait Kafka dans les cafés par exemple, et où l’on trouve des articles sur les spectacles auxquels il assistait, car ce n’était pas du tout l’ermite de la légende littéraire, il sortait beaucoup et connaissait du monde à Prague). Je me sers même de cartes en ligne qui me permettent de « géolocaliser » tel ou tel passage du Journal. Et puis il y a ma traduction elle-même, qui se distingue assez nettement de celle de Marthe Robert ou même, je crois, de celle de Robert Kahn, dont j’ai appris la disparition récente avec tristesse. J’admire beaucoup son travail, mais je ne suis pas d’accord avec lui quand il parle de la sécheresse du style de Kafka. Je ne crois pas qu’il faille aller vers cela, dans la traduction française de Kafka. Il y a à vrai dire plusieurs écritures chez lui, il est capable de varier d’un texte à l’autre, et il ne va certainement pas vers une langue de plus en plus dépouillée, ce n’est pas Beckett. Il suffit de lire l’un de ses derniers récits, Le Terrier, que j’ai traduit, à la syntaxe complexe, aux phrases labyrinthiques pour mesurer la richesse de son écriture, une certaine virtuosité qui lui permet de jouer sur plusieurs registres, même s’il est vrai que les derniers carnets du Journal, marqués par l’introspection et la maladie, sont écrits dans une langue plus sobre. C’est cette variété qu’il est intéressant de rendre, sans figer Kafka dans un style unique et trop aride.
Mais pour revenir au Journal : les traducteurs avant ou après moi l’ont traduit comme un récit, ce qu’il n’est pas, en utilisant le passé simple. Je me sers quant à moi du passé composé, car personne en français n’écrit dans un journal : « L’autre jour, nous rencontrâmes le couple Tschissik sur le palier… Nous nous arrêtâmes un moment » (traduction de Marthe Robert). Ma traduction c’est : « L’autre jour, nous avons rencontré le couple T. sur le palier… Nous sommes restés là un moment » – ce qui me paraît plus naturel, sinon normal. Cela permet également de jouer sur une double temporalité au sein du Journal : le passé composé (ou le présent, car évidemment Kafka écrit aussi beaucoup au présent), et le passé simple et l’imparfait pour les récits à proprement parler qu’on trouve dans le fil même de l’écriture des carnets – par exemple l’histoire de l’enfant fantôme que nous évoquions précédemment.
Je suis en fait assez surpris du conservatisme formel qui continue à prévaloir quand il s’agit de traduire Kafka, dont l’allemand était beaucoup plus libre dans son Journal que dans ses récits, donc pourquoi vouloir traduire les deux de la même façon ? C’est une découverte que j’ai faite en commençant ce chantier en 2013 et que j’ai partagée, j’en suis désormais au sixième carnet et me suis donné comme objectif de finir en 2023 – au rythme de deux carnets par an (il y en a douze).
Par cette alternance des temps au passé – passé composé/présent pour le journal à proprement parler – et passé simple/imparfait pour les récits au sein du Journal, on rend visible le travail créatif lui-même que vous évoquez dans votre deuxième question. Dans son Journal, Kafka écrit à plusieurs reprises : « Rien écrit » ou « Aujourd’hui rien écrit, demain pas le temps » – on voit l’écrivain souffrant de l’incapacité d’écrire souvent par manque de temps ou d’énergie (occupé qu’il est par les tâches professionnelles ou les conflits familiaux autour de l’usine d’amiante qu’il doit gérer avec son beau-frère). Le Journal rend visibles et même sensibles les tensions qui sont au cœur même de la vie de Kafka et qui sont nourries par l’exigence littéraire. Surtout, par la discipline du journal que s’impose Kafka (poussé au départ par Brod), on voit évoluer sa pratique de l’écriture, davantage tournée vers des observations quotidiennes concernant des passants dans les rues de Prague, des soirées au théâtre, ou bien sa propre famille. Du conflit avec le père – rapporté par des anecdotes ou de simples mentions d’une dispute – on passe bientôt à l’écriture – en une nuit de septembre 1912 – du récit Le Verdict, et ce passage entre réalité et fiction se produit au sein du même carnet.
« Hier : derrière nous, un homme qui s’ennuyait tellement qu’il est tombé de son fauteuil. Comparaison de Rachilde : ceux qui se réjouissent du soleil et exigent que les autres éprouvent de la joie sont comme des gens saouls revenant d’un mariage en pleine nuit qui obligent ceux qu’ils croisent à trinquer à la santé de la mariée inconnue » (Journal de Kafka, VI,7).
Ph. Chauché, LCL : Après Aux îles de Kerguelen, publié en 2014 où vous racontez votre séjour sur l’île en compagnie de scientifiques et de livres, Dostoïski, Simenon, Kafka : « Ce doit être l’air de Kerguelen : je lis toujours plus lentement, comme ralenti par la beauté de ce que je lis », vous publiez ces temps-ci, sur votre site, un nouveau texte, Carnet d’hiver austral, un récit où vous vous en prenez à ce siècle, à ses excès, ses pratiques, sa langue, mais là encore, où quelques livres vous servent, je puis dire de boussole, Bashō : « Tourner le dos à un siècle agité, ce n’est pas mépriser l’humanité et s’en détourner, mais aller vers elle (parfois) par d’autres chemins », comment sont nés ces projets, ces récits très imprégnés de littérature ?
L. Margantin : Aux îles Kerguelen et plus récemment Carnet d’hiver austral, mais aussi Le Chenil ou Roman national sont des textes – pour la plupart des récits – qui ont été écrits en ligne, parfois sur un blog dédié, avec également des photographies pour Aux îles Kerguelen. Cela fait très longtemps, plus d’une vingtaine d’années que j’écris sur le web, j’ai commencé par des textes courts, puis, au fil des années, des récits plus longs, découpés en « épisodes » que je publie à un rythme régulier qui peut correspondre, lorsqu’il s’agit d’un voyage, à une expérience vécue. Vous avez raison, la lecture et la littérature jouent un grand rôle dans les deux textes que vous avez cités, en revanche aucun dans Le Chenil et Roman national. Mais à vrai dire, je ne sais pas trop parler de mes propres écrits – surtout, j’oublie assez vite les conditions exactes dans lesquelles ils sont nés, un peu comme des rêves de la nuit dont on n’arrive plus à se souvenir le lendemain matin –, donc j’invite le lecteur à aller voir lui-même, tous ces textes existent en format papier aux éditions Œuvres ouvertes ou sont à lire en ligne sur le site.
Ph. Chauché, LCL : Enfin, vous paraissez un peu comme un isolé de l’édition et de la littérature d’aujourd’hui, c’est un choix (politique), un hasard (géographique) ?
L. Margantin : J’ai créé mon premier site web en 2000, il s’appelait, de façon assez symbolique : D’autres espaces. J’écrivais à l’époque dans des carnets papier, et j’ai commencé à mettre quelques textes en ligne, ce premier site est devenu ensuite Œuvres ouvertes – aujourd’hui 5000 pages web (ce qui fait beaucoup plus sur papier) où l’on trouve des traductions de Novalis, de Kafka, de Kleist, quantité d’autres ressources littéraires, mes propres travaux d’écriture et ceux d’amis auteurs. Au début, je vivais en Allemagne, puis je suis venu à la Réunion, mais ce que vous appelez mon « isolement » par rapport à l’édition aurait sans doute été le même si j’avais vécu ailleurs en France, même à Paris. Je ne me sens pas à l’aise avec une certaine « sociabilité littéraire » (pour ne pas parler des mœurs), les lectures en librairie, les salons, tout ce temps perdu pour l’écriture, la lecture, ou simplement la réflexion à faire la promotion de ses livres, etc. Et surtout je ne supporte pas cette soumission contemporaine à la figure de l’éditeur qui me paraît aujourd’hui exagérée. Je crois qu’un auteur n’a à se soumettre à rien ni personne, et surtout pas aux exigences commerciales et souvent pseudo-littéraires de la « littérature d’aujourd’hui ». Il me semble plus intéressant d’essayer d’ouvrir un nouvel espace littéraire, en se servant du numérique.
La littérature telle que je l’envisage à titre personnel, ce sont des carnets papier, un blog, et des livres papier que je développe moi-même et que je fais imprimer en print-on-demand, tout le reste – la recherche d’un éditeur et d’une reconnaissance sociale en tant qu’écrivain – serait une perte de temps et d’énergie pour moi, et surtout, je n’en ai pas besoin pour continuer à avancer.
Philippe Chauché
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