De nos frères blessés, Joseph Andras
De nos frères blessés, mai 2016, 144 pages, 17 €
Ecrivain(s): Joseph Andras Edition: Actes Sud
Lettre posthume imaginaire de Fernand Iveton ou Le soleil oublie parfois de donner le change :
« Quand la Justice s’est montrée indigne, la littérature peut demander réparation » peut-on lire sur la quatrième de couverture (Actes Sud) de Nos frères blessés, titre de l’ouvrage que Joseph Andras a magistralement consacré à ma vie et à toutes ces années que la France m’a volées, celles avec mon amour, Hélène, « un sacré bout de dame… Belle, belle à se crever les yeux de crainte de la voir s’en aller, se perdre, filer dans d’autres bras », et avec mon fils adoptif, Jean-Claude. Elle ne figurait pas sur l’édition algérienne (Barzakh). Mes frères algériens, mes compagnons de lutte ne se la seraient jamais posée. J’en ai souri tristement. Ce qu’ils ont subi dans leur chair avant et durant la guerre pour notre indépendance ne peut s’effacer par un trait de plume de la mémoire, la leur et la collective, bien que depuis ces événements dramatiques, gouvernement après gouvernement, le mensonge hypocrite soit présenté comme une vérité historique. Circulez, il n’y a rien ni à reconnaître ni à dire.
Le code de l’Indigénat (1), un apartheid colonialiste qui n’avait rien à envier à ceux infligés aux Noirs américains ou Sud-africains et qui pourtant, eux, ont révolté le pays des Droits de l’Homme, l’esclavage domestique, les punitions injustes par voie de justice, les tortures par les forces armées coloniales, les types qu’on balançait dans la mer depuis des hélicoptères, les assassinats, les exécutions sommaires, les disparitions, les fosses communes, les camps d’internement… Tout ce pourquoi le pays de la Fraternité a pleuré des larmes de crocodile quand il s’agissait du Chili ou de l’Argentine, tout cela, la France l’a fait dans ses colonies et pendant les « événements d’Algérie », sous l’égide – entre autres – d’un gouvernement socialiste, celui de Mr René Coty, Président de la République et de Mr Guy Mollet, alors Président du Conseil, qui Ponce Pilate en col blanc, se sont essuyés les mains, après que le Garde des Sceaux, Mr François Mitterrand (2) ait donné un avis défavorable aux recours en grâce des condamnés à mort, quarante-cinq nationalistes algériens en quelques seize mois de son ministère, dont moi, algérien d’origine européenne. Mon histoire en rappela une autre à René Coty, selon ce que m’ont rapporté mes trois avocats, Nordmann, Smadja et Laînné : « en 1917, j’étais un jeune officier, j’avais trente-cinq ans, quelque chose comme ça, et j’ai vu de mes yeux deux jeunes soldats français se faire fusiller. Et lorsque l’un deux était conduit au poteau, le général lui a dit, je m’en souviens parfaitement, toi aussi, mon petit, tu meurs pour la France ». Dans son esprit, moi aussi, Fernand Iveton, je « m’apprêtais à mourir pour la France ». Une aubaine politique aussi. Il leur suffisait de me présenter comme un agent à la solde de Moscou pour que les Nations Unies condamnent mollement la politique algérienne française (3). Les lanceurs d’alerte n’ont jamais et ne font toujours pas recette.
Je suis mort dans l’infamie, un petit matin de février 1957. Guillotiné. Jeté aux chiens, comme une mauvaise viande. Vilipendé par l’opinion publique dont la conviction se nourrit des os qu’on lui jette. « C’est à cause de l’opinion publique, m’a glissé à l’oreille mon avocat Laînné dans l’aube douce de mon dernier jour, tu es Français, tu as mis une bombe, pour eux c’est impardonnable : tu meurs à cause de l’opinion publique… ». Que le pouvoir en place lui donne tacitement son aval, que la presse d’establishment l’aiguillonne, qu’on lui lâche la bride et, hier comme aujourd’hui, le peuple, quelle que soit la nation à laquelle il appartient, devient une hyène. On me livra à son excitation affamée comme « une bête à l’équarrissage ». A ses yeux, j’étais « un traître, un félon, un Blanc vendu aux crouilles », « un terroriste, communiste assassin ». La guerre faisait ses dents. On la « dissimulait encore sous le doux nom d’événements. Le pouvoir cultive ses politesses, treillis taillés dans le satin ; boucherie fardée à la bonté ». D’ailleurs cela n’a guère changé. Le politique s’arrange toujours avec les mots. Actuellement, on ne me qualifierait plus de terroriste mais de déséquilibré mental, on ne fait plus la guerre, on largue des bombes de paix. Moi, j’étais un homme simple, un ouvrier, un militant communiste comme il y en a eu très peu, un pur, un anticolonialiste qui luttait pour ses convictions. Je fus surtout, je crois, d’une grande naïveté romantique. Le parti communiste français m’abandonna lâchement à mon sort « refusant de se mouiller » – « L’Huma dimanche fait silence radio et La Vie Ouvrière semble se passer le mot pour ne pas en dire un… Enfin si, L’Huma… […] exige ta libération mais en pages intérieures », me confia Hélène. J’avais la foi de ma sincérité, le bien-être de tous pour le bien-être de chacun. Ni tête brûlée ni idéologue, je souhaitais une Algérie qui « finisse, de gré ou de force, par reconnaître chacun de ses enfants, d’où qu’ils viennent, lui ou ses parents et grands-parents, indépendante, juste et solidaire ». Je voulais aussi « débarrasser l’Algérie, de ces roitelets… de ces quelques petits barons sans foi ni loi qui régentent le pays avec l’aval, et même l’appui, de gouvernements français successifs », ce mal insidieux qui ronge toujours quelques décennies plus tard, vos modernes démocraties où la justice a du vent dans les voiles dès qu’il s’agit de condamner justement ses roitelets outrageux. Mais vous vous contentez de rigoler devant le bruit chuinté de leurs « casseroles ». On décroche les médailles que l’on peut. J’ai été condamné à mort par le tribunal militaire d’Alger, une parodie expéditive de justice. La torture, elle, ne le fut pas. Des heures, des jours. Mon corps, une plaie vive. « De quelles matières sont donc faits les héros ? me demandé-je. De quelle peaux, de quels os, carcasses, tendons, nerfs, étoffes, de quelles viandes, de quelles âmes sont-ils fichus ceux-là ?… […] Je n’ai pas le cran d’en appeler à l’Histoire à lettre capitale… Pardonnez, les camarades… […] J’ai tenu le plus longtemps possible ». Je ne l’ai jamais nié, j’ai posé une « bombe dans l’usine où je bosse… […] mais j’ai bien dit que je ne voulais pas tuer une seule personne, juste impressionner les colonialistes, fiche en l’air du matériel… […] Elle n’a même pas sauté. J’ai été pris la main dans le sac, pour ainsi dire ». Après dénonciation tout de même, une habitude très française. Dire qu’il suffit maintenant qu’un type en Armani appuie sur une touche de clavier informatique pour rayer un pays de la carte ! Dire que les avions de chasse français tuent des dizaines de personnes chaque jour en Syrie. Tout va bien, tout va toujours bien. Le pilote largue ses bombes, cool man, rentre chez lui, embrasse sa femme et ses mômes, s’habille en civil et part jouer au tennis. Moi, on m’a coupé la tête pour une explosion sans victimes, sans meurtre.
Non, les mots ne suffisent pas à blanchir l’Histoire. Je me souviens, et comment ne pas s’en souvenir tant cela perdure encore, sous d’autres cieux et circonstances. La liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, à condition que l’Occident ait droit d’ingérence. A cette époque « les autorités françaises » ne voulaient pas « tendre l’oreille aux revendications des musulmans, des “indigènes”, comme ils disent. C’est absurde, en plus d’être obscène. Ça va nous conduire droit dans le mur… […] On les (les Arabes) envoie derrière les barreaux et on boucle leurs partis, on les dissout, on les réduit au silence et on se pousse du col, la Culture, la Liberté, la Civilisation, tout leur défilé de majuscules, quoi, ça parade, ça parade, ça se mousse dans les miroirs, plus ça brille mieux c’est, faut voir comme ils aiment ça ». D’ailleurs, ça continue. De là où je suis, je l’observe. Un de vos hommes politiques présidentiables n’a-t-il pas déclaré récemment : « La France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord ». Il a même ajouté que « La France n’avait pas inventé l’esclavage ». Sans doute a-t-il oublié les ports négriers français. Sans doute aussi a-t-il oublié ces « souffrances de la colonisation » évoquées en 2012, par l’actuel président, Mr Hollande, qui fit elliptiquement référence à ce jour de sanguinaire liesse où « la France était en fête après la victoire contre les Allemands » et où « je sais pas combien de musulmans, des milliers, pas moins, ont été massacrés au pays, à Sétif, à Guelma (4)… Enfin, on m’a raconté des histoires, j’oserais à peine vous les répéter… […] J’avais même pas vingt ans, à ce moment, mais je me souviens très bien de ce que les Arabes me racontaient quand j’allais leur parler. Des histoires à plus dormir. Des gens brûlés vivants avec de l’essence, les récoltes saccagées, les corps balancés dans le puits, comme ça, on les prend, on les jette, on les crame dans des fours, les gosses, les femmes, tout le monde, l’armée a tiré sur tout ce qui bougeait pour écraser la contestation. Pas que l’armée, d’ailleurs, il y avait des colons et des miliciens également, tout ce petit monde se prenait par la main, c’était une sacrée danse… La mort, c’est une chose, mais l’humiliation ça rentre dedans sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des générations entières (5). Je me souviens d’une histoire qu’on m’a rapportée… […] il n’y a pas de sang mais c’est peut-être pire, le sang ça sèche plus vite que la honte : on a obligé des Arabes à se mettre à genoux devant le drapeau tricolore et à dire nous sommes des chiens, Ferhat Abbas est un chien » (6). Cette phrase sublime de Joseph Andras sur l’humiliation. Bon Dieu ! J’ai simplement pensé à la Syrie, à tous celles et ceux à qui, pour des raisons similaires, on ordonne de gueuler sous la torture : « Vive Bachar / Qui est votre Dieu ? – Bachar ! / Qui vous a créés ? – Bachar ! Qui vous nique votre mère ? – Bachar ! » (7).
La littérature suffit-elle à rendre à un homme, son honneur piétiné par la raison d’État ? D’emblée, j’affirme que non. Mais bien que le cynisme d’État soit souvent exempt de culpabilité et de remords, elle participe sans aucun doute à réparer éventuellement la mauvaise conscience de ceux qui ont fait, qui ont laissé dire et faire.
Mélanie Talcott
(1) Code de l’Indigénat :
http://ldh-toulon.net/le-code-de-l-indigenat-dans-l.html
(2) François Mitterrand et la guerre d’Algérie, François Malye, Benjamin Stora
(3) Lors de sa XIe session, le 15 février 1957, l’ONU déclare que l’Assemblée générale « Ayant entendu les déclarations des diverses délégations et discuté la question algérienne ; Considérant la situation en Algérie qui cause beaucoup de souffrances et de pertes en vies humaines ; Exprime l’espoir que, dans un esprit de coopération, une solution, pacifique, démocratique et juste sera trouvée par des moyens appropriés, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies »
http://fresques.ina.fr/independances/fiche-media/Indepe00071/la-question-algerienne-a-l-onu-discours-de-m-pineau.html
(4) Les massacres de Sétif, Guelma :
http://ldh-toulon.net/mai-1945-les-massacres-de-Setif-et.html http://www.histoire-en-questions.fr/guerre%20algerie/terreur-massacres-accueil.html
(5) Lire à ce sujet 100 ans de capitalisme en Algérie, 1830-1930, Robert Louzon, 1930
https://editionsacratie.com/cent-ans-de-capitalisme-en-algerie/
https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1930-cent-ans-de-capitalisme-en-algerie-louzon/ (pour en lire des extraits)
(6) Ferhat Abbas :
http://www.huffpostmaghreb.com/2015/12/23/ferhat-abbas-_n_8866328.html
(7) in A l’Est de Damas, au bout du monde de Majd al-Dick, éd. Don Quichotte
Pour en savoir plus sur l’auteur :
http://the-dissident.eu/10842/joseph-andras-je-place-poesie-au-dessus-de-tout/
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