Editorial : De la chose à La Cause Littéraire (par Léon-Marc Levy)
Depuis le XIXème siècle, et l’avènement de l’ère des grands médias écrits, la littérature possède simultanément deux vies : la sienne propre, celle qui se nourrit et croît de l’esprit, de l’âme et du sang des poètes, des écrivains. Et celle que lui (re)donnent tous ceux qui écrivent et glosent sur elle : analystes, critiques, professeurs, medias… Ce sont bien deux vies séparées, entrant parfois même en collision, à l’occasion violente. Pour illustrer le propos d’un exemple célèbre : Charles Baudelaire et « Les Fleurs du Mal ».
Posé comme un miracle, un petit recueil de poèmes, quintessence de la poésie française, concentré absolu de musicalité « tricotée » avec le sens. En face de ce moment inouï et fondateur de la littérature française d’aujourd’hui, un article, publié dans « Le Figaro » le 5 juillet 1857, signé d’une plume peu connue à l’époque et reléguée au fin fond des oubliettes depuis, Gustave Bourdin, claironne : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire, il y en a où l’on n’en doute plus (…) c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes choses, des mêmes pensées. L’odieux y côtoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect… » La messe est dite. Cet article imbécile et assassin va fixer l’opinion dominante de l’époque : Baudelaire devient un poète « maudit ». On connaît la suite : le procès, la condamnation, les pièces interdites jusqu’en…1949, soit presqu’un siècle plus tard.
Cette affaire, et combien d’autres (Flaubert, Zola, Lautréamont, Céline et, pourquoi pas, jusqu’à naguère, Charles Bukowski, Michel Houellebecq) posent une question centrale : Peut-on parler de littérature ? Y a-t-il une légitimité imaginable à porter un jugement de valeur sur une œuvre, ou un livre ? Un non-écrivain peut-il entrer dans le cœur vif de la création et articuler sur elle une lecture, une analyse intelligente, un « éclairage » comme on dit (comme si l’œuvre était a priori « obscure ») ?
Il n’y a pas de réponse « prêt-à-porter ». Ou plutôt oui, mais partielle et très « professeur de lettres » : on peut dire des choses objectives sur la structure, la forme : la musicalité, le rythme des phrases ou des vers, la construction d’un livre, l’originalité d’un style, la cohérence d’une œuvre. Et pourtant déjà là, on est souvent à deux doigts d’entrer dans le territoire incertain des échos intimes de chacun. Pour le reste, tout le reste, le lecteur taille sa part dans l’œuvre offerte aux regards. Je n’aime pas Salinger, écrivais-je récemment dans une chronique. Je sais, en énonçant ce point de vue (je le dis d’ailleurs dans la chronique en question) que j’ai sûrement en partie tort et qu’on va me le dire. Mais je dis aussi que j’ai sûrement absolument raison et donc que je dois le dire. La pluralité des points de vue est la seule aune possible du regard littéraire. Il faut oser assumer une opinion littéraire, fût-elle condamnée à coup sûr à soulever une tempête de protestations. La passion littéraire ne saurait s’accommoder de la langue de bois ou d’une pensée unique.
C’est même le destin structurel de toute opinion littéraire. Il serait inouï de concevoir une assertion « critique » (j’aime, j’aime pas), si argumentée soit-elle, sans aller au devant de la protestation, de la proclamation de l’opinion contraire. C’est là la source de ce que furent (et de ce que sont encore plus ou moins) les « disputations », dont l’origine théologique montre à quel point le jugement littéraire est affaire de foi. Dans un occident pétri de tradition biblique, le texte en soi porte une charge puissante de croyances et de représentations.
Au contraire. Le cœur de la critique littéraire – celle qui s’élève en actrice de l’œuvre même – c’est d’être un contrepoint, voire une contradiction de l’œuvre quel que soit le propos qu’elle tient sur elle. Comme un temps de suspension de l’œuvre destiné à la com-prendre. On pense au grand Maurice Blanchot bien sûr :
« Il faut voir que la tâche de la critique est de devenir l’un des moments antagonistes de « l’œuvre d’art ». Elle est le dehors, et l’œuvre est une intimité fermée, jalouse, qui nie toujours plus ou moins le dehors. La critique est donc dans son rôle quand elle contrarie le mouvement de l’œuvre. Mais pour la contrarier, elle doit aussi s’approcher d’elle, la comprendre, la trahir, non pas en ce qu’elle ne la comprend pas, mais dans la mesure où elle est un très grand effort de compréhension. » (Maurice Blanchot. La condition critique. 1950)
Effacer (atténuer) la frontière écrivains/critiques de livres. Opérer le rapprochement le plus flexible possible entre les acteurs de l’œuvre d’écriture – ce qu’on appelle « littérature ». Fissurer le clivage écrire sur l’écriture/écrire de l’écriture. Rassembler dans une même parole des créateurs et des analystes. Ce sont là les paris improbables que tente – avec plus ou moins de bonheur - « La Cause Littéraire ». Au moins, la volonté y est. Une équipe d’écrivains, de poètes, de critiques, de journalistes, de professeurs, de libraires, de passionnés de livres en tout cas, tente de trouver, comme dans un chantier qui commence, une nouvelle parole sur/de la littérature. Un nouvel espace vivant, presque synchrone quand il s’agit d’œuvres nouvelles – à l’occasion desquelles écrivain et critique sont imprégnées de la même époque, des mêmes mythes sociaux, des mêmes représentations du réel. Le Web favorise grandement, par sa souplesse, son synchronisme et son interactivité, cette rencontre entre tous ceux que la chose littéraire passionne, de l’auteur au lecteur qui veut dire le bout de vie qu’il a vécu avec un bouquin entre les mains. La vague est immense : des milliers de blogs, de sites sont dédiés aux livres. Pour le meilleur et pour le pire - l’abondance de lieux de parole ne s’étant pas forcément accompagnée d’une extension des territoires de liberté. Sans parler de la médiocrité de blogs pseudo littéraires, trop souvent on lit les mêmes choses sur les mêmes livres et quand on trouve enfin un regard différent c’est trop souvent aussi une provocation aussi vaine qu’imbécile. Mais il y a aussi le meilleur : des hommes, des femmes, passionnées de littérature, qui veulent transmettre leur passion (même si parfois la forme est maladroite).
Le monde littéraire est en train de basculer dans l’ère du numérique. Il ne s’agit pas ici des livres numériques mais des foules qui gravitent autour de l’objet littéraire, lecteurs et critiques. On est loin de la "fin des livres" annoncée par certains, au contraire : jamais le livre n’a tant été objet de désir, de passion, pourquoi pas de colère ou de rejet. Mais on est proche assurément de la fin d’une certaine critique littéraire, celle qui s’appropriait tout l’espace du jugement sur les livres.
A nous, tous, amoureux des livres, de favoriser la fondation d’une nouvelle agora, une sorte de Salon Littéraire citoyen dont doivent être bannis aussi bien les encensements complaisants et mondains que les anathèmes dogmatiques et sectaires. Des écrivains l’ont compris, qui utilisent les réseaux sociaux comme support littéraire ou au moins comme vecteur de visibilité de leur oeuvre. « La Cause Littéraire » l’a compris – quotidiennement présente sur FaceBook et sur Twitter. Pas pour le seul affichage de ses publications - loin s’en faut - mais pour nourrir les informations, débats, « disputations » de ces nouveaux salons littéraires virtuels, pour mieux encore tisser la « toile » qui lie auteurs, lecteurs et « analystes » littéraires. Notre Club de la Cause Littéraire sur FaceBook en est une vivante illustration.
L’irruption des lecteurs comme acteurs de l’écriture a dynamité le couple « infernal » écrivain/critique en ouvrant l’espace littéraire à la société civile. La « critique littéraire », même dans des moutures parfois bien maladroites voire pitoyables, n’appartient objectivement plus aux seuls experts et le marché du livre en subit l’influence. Les maisons d’édition l’ont bien compris, qui prennent très au sérieux ce qui se dit sur le net, forme moderne et déferlante du « bouche-à-oreille ». On peut s’en plaindre si on veut mais on n’y changera plus rien et les experts devront en tenir compte et accepter de se situer dans la nouvelle agora, pas dans leur tour d’ivoire.
Dont acte.
Une parole libre et exigeante au cœur du débat littéraire. C’est le pari tenu de « La Cause littéraire ».
Léon-Marc Levy
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