De la Bible à Kafka, George Steiner (par Gilles Banderier)
De la Bible à Kafka, George Steiner, Les Belles Lettres, Coll. Le Goût des idées, juin 2022, trad. anglais, Pierre-Emmanuel Dauzat, 212 pages, 15 €
Certains mélomanes et instrumentistes possèdent un don nommé l’oreille absolue. George Steiner fut, lui, ce qu’on peut appeler un lecteur absolu, capable de saisir les nuances les plus fines des grands textes, de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils cèlent. Comme Marc Fumaroli (né trois ans après lui, mais disparu également en 2020) et si différents que fussent les deux hommes et le champ de leurs curiosités (ils passèrent tous deux beaucoup de temps aux États-Unis, alors qu’aucun pays occidental n’est peut-être aussi éloigné des valeurs qu’ils incarnaient et défendaient), Steiner fut également un maître-écrivain, un penseur altier du texte, faisant peu de concessions à l’ignorance (parfois excusable, le plus souvent non) de ses interlocuteurs. Personnage intempestif au sens profond de l’épithète (l’allemand unzeitgemäss rend mieux la nuance), il transporta dans ses contrées et langues d’élection l’érudition foisonnante et scrupuleuse d’un monde disparu, celui des intellectuels juifs de l’Europe centrale.
Steiner n’a jamais fait mystère de son appartenance au peuple juif (tout en publiant des pages qui lui valurent la hargne des sionistes purs). Il est l’auteur d’un des essais les plus lumineux sur ce que veut dire « être juif ». Pourtant, à l’instar de Heidegger dont il fut l’exégète attentif (mais le cas est dissemblable pour des raisons évidentes), le soubassement de sa pensée doit beaucoup au christianisme (Réelles présences, Un long samedi, etc.), plus exactement au catholicisme et à son dogme le plus complexe, à tel point qu’au cours des siècles, bien des hérésies virent le jour pour tenter de le simplifier. L’eucharistie, et donc l’Église, comme chacun le sait ou devrait le savoir, sont nées au cours d’un seder pascal, d’une célébration de Pessah. Jusqu’à son dernier souffle en tant qu’être humain (ses ultima verba sont le premier vers du psaume 22, qui s’achève par un chant de triomphe messianique), Jésus fut un maître typiquement rabbinique de la citation et du commentaire.
De la Bible à Kafka (publié la première fois par Bayard en 2002) collige des textes initialement prononcés ou publiés en tant que conférences, préfaces ou longues recensions, inconcevables en France (si fiers soyons-nous – à tort – de notre presse), que les périodiques anglo-saxons comme le Times Literary Supplement ou la New York Review of Books accueillent avec bienveillance. Le volume s’ouvre et se clôt par deux essais sur le judaïsme, dans ses rapports compliqués et ambigus avec le christianisme. Le rejet schizophrénique de ses racines juives, la tentation marcionite repoussée mais toujours présente (inculture aidant), fut à n’en pas douter la plus grande erreur que commit l’Église au cours des siècles. Depuis 1945, un rapprochement s’est opéré (« Après Auschwitz, juif et chrétien sont éclopés, comme si le combat de Jacob avait bel et bien été perdu », note Steiner page 30) mais, paradoxalement, l’Église post-conciliaire est plus éloignée de la « source juive » qu’elle ne le fut jamais auparavant, notamment sur le plan de sa praxis liturgique. Le premier texte du volume (« Au travers d’un miroir, obscurément ») fut prononcé à l’université de Burlington (Vermont), laquelle offrit l’hospitalité à Raul Hilberg (1926-2007), le grand historien de la Shoah, et tourne autour de ce moment obscur, exactement, et capital où judaïsme et christianisme divergèrent. Les travaux du rabbin Daniel Boyarin ont renouvelé la question et éclairé d’une lumière nouvelle ces années décisives où des Juifs (pas les Juifs) refusèrent le christianisme (comme, par la suite, le judaïsme refusa la révélation coranique, qui s’ente sur le sacrifice d’Abraham et dans laquelle le poids d’hérésies juives et chrétiennes était décisif). Le refus de reconnaître le Christ motiva le premier antisémitisme occidental, mais l’antisémitisme tel qu’il est présent aujourd’hui dans les pays d’Europe s’alimente au second refus, celui de reconnaître la révélation mahométane. Dernière section du volume, « Notre patrie, le texte » rappelle que, comme Steiner aimait à le dire (au point de faire de lui une persona non grata en Terre sainte), le destin du judaïsme dépasse celui de l’État d’Israël.
« La survie des Juifs est sans parallèle authentique dans l’histoire. D’antiques communautés ethniques et civilisations non moins douées, non moins conscientes, ont péri, souvent sans laisser de traces. […] L’idée que la route effroyable de la vie juive et le miracle toujours renouvelé de la survie devraient avoir pour fin et justification l’instauration d’un petit État-nation au Moyen-Orient, écrasé par les charges militaires, mesquin et même corrompu dans sa vie politique, d’un esprit de clocher glapissant, manque de vraisemblance » (p.207-208).
L’existence d’une diaspora juive (présente bien avant la chute du Temple, laquelle ne peut donc être considérée, ainsi que l’ont fait légèrement des exégètes chrétiens, comme une punition divine) est une condition nécessaire (mais peut-être non suffisante) à la poursuite de ce « destin juif » à travers l’Histoire.
Non moins passionnants et essentiels, les autres essais portent aussi bien sur la « grande tautologie » (Chemot/Exode, 3, 14), le fameux Ehyéh achèr Ehyéh (littéralement, « Je serai qui Je serai »), ego sum qui sum (que, non sans audace mais peut-être en s’appuyant sur Malachie 3, 6, la Bible du Rabbinat traduit par « Je suis l’Être invariable »), que sur Husserl (à propos de l’édition monumentale de sa correspondance), Kierkegaard, Simone Weil, Péguy (recension des Œuvres complètes en prose dans la Pléiade) et Kafka, ce Juif pragois qui n’écrivit ni en tchèque, ni en yiddish, mais en allemand, la langue des bourreaux à venir (il mourut tandis qu’au fond de sa cellule, Hitler dactylographiait Mein Kampf). Pas plus que Péguy, Kafka ne fut ou ne voulut être un prophète, mais on ne peut s’interdire de relever des presciences troublantes.
Gilles Banderier
George Steiner (1929-2020), professeur de littérature comparée, est notamment l’auteur d’Après Babel, Les Antigones, Réelles présences.
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