De l’Écriture politique comme un art, George Orwell (par Gilles Banderier)
De l’Écriture politique comme un art, février 2021, trad. anglais, Pierre Grimaud, Polina Martinez-Naumenko, Frédéric Schiffter, 134 pages, 13 €
Ecrivain(s): George Orwell Edition: Editions Louise Bottu
Si célèbre soit-il, George Orwell est paradoxalement un écrivain méconnu. L’édition massive de ses œuvres complètes, que Peter Davison et ses collaborateurs publièrent en vingt volumes (auxquels ils ajoutèrent en 2006 un supplément, The Lost Orwell) et qui compte neuf mille pages, est presque entièrement dissimulée derrière un livre, un seul. Disons-le sans méchanceté : il faut parfois beaucoup d’indulgence pour trouver de l’intérêt à certaines de ses autres productions, lesquelles n’eussent probablement jamais été rééditées si elles n’avaient eu le même auteur que 1984. On ajoutera que, même si le titre d’une œuvre ne fait pas tout, Orwell se montra peu inspiré dans ce domaine. Qui acquerrait de son plein gré et sans être mu par une curiosité malsaine un volume intitulé Keep the Aspidistra Flying (la traduction française est encore plus repoussante, qui propose Et vive l’aspidistra !) ? Le recours à l’anthologie paraît donc une solution de bon sens et celle-ci est de grande qualité.
Ce volume s’ouvre sur la citation bien connue de Cyril Connolly, un ami d’enfance de l’écrivain (dont la seconde femme, Sonia Brownell, fut l’assistante de Connolly) : « Orwell était un animal politique. Il ramenait tout à la politique. Il ne pouvait se moucher sans dénoncer les conditions de travail dans les usines de mouchoirs ». Or, même s’il a, comme on dit familièrement, mis sa peau au bout de ses idées et fait preuve d’un courage physique indéniable en allant, quelques mois après son premier mariage, se battre en Espagne, Orwell n’a jamais fait de la politique au sens strict son activité principale. Il avait certes des opinions et même des convictions, mais n’a jamais brigué de mandat ni exercé de fonctions électives, si modestes soient-elles. Il fut toute sa vie un écrivain et avant tout un écrivain, lisant et relisant les œuvres de ses pairs, et non un politicien, même si, comme l’avait compris Connolly, la politique ne cessa de lui occuper l’esprit. Ce volume rassemble cinq textes, l’un bien connu (Pourquoi j’écris, que l’on retrouve dans le volume des Œuvres d’Orwell à la Bibliothèque de la Pléiade), les autres moins, mais à divers titres intéressants, comme des articles de critique littéraire sur Nous autres de Zamiatine, Le Zéro et l’infini de Koestler ou les récits de Swift, ouvrages qui constituent tous, à des degrés divers, des « sources » de 1984. On trouve aussi la transcription d’un entretien radiophonique de 1940 consacré à « l’écriture prolétarienne » où Orwell donne l’impression de tourner en rond.
C’est un lieu commun de dire que les grands écrivains sont aussi les meilleurs critiques littéraires. Cela se vérifie une fois de plus, en ceci qu’Orwell éclaire à la fois les livres dont il parle et son propre travail. La typologie des quatre raisons pour lesquelles on écrit (égoïsme, enthousiasme esthétique, inspiration historique, objectif politique) est à la fois lucide et dépourvue d’illusions (« Prôner l’idée que l’art devrait rester en dehors de la politique est en soi une position politique », p.35). Peut-être cette lucidité empêcha-t-elle Orwell de se consacrer à la politique « pratique », activité qui exige une épaisse dose d’auto-aveuglement.
« Je n’ai pas écrit de roman depuis sept ans, mais j’espère en écrire un autre très bientôt. Ce sera forcément un échec, chaque livre est un échec, mais je sais très clairement quel genre de livre je veux écrire », note-t-il (p.41) alors qu’il achève la première version de ce qui deviendra 1984. On dit souvent que cette œuvre est un roman prophétique. Mais prophétique de quoi ? Dans sa préface, Frédéric Schiffter considère que, contrairement à l’idée générale, 1984 est un texte daté et que notre société ressemblerait plutôt à celle décrite dans Le Meilleur des mondes (Orwell eut d’ailleurs Aldous Huxley comme professeur de littérature française à Eton). Disons que, sous bien des aspects, notre monde ressemble à un mélange savant et sinistre de toutes les dystopies antérieures.
« Écrire un livre est un horrible combat, épuisant, comme si on traversait une longue et douloureuse période de maladie » (p.42). Orwell savait de quoi il parlait. Explorateur des rouages du totalitarisme, se savait-il également capable de verser dans l’abjection, comme le montre, à la fin du volume (et paginée à part, comme s’il convenait de la détacher de ses œuvres ou de la tenir à distance, au bout de pincettes, tel un répugnant insecte) la liste des « cryptocommunistes » anglais (à peu près tous oubliés, sauf Charlie Chaplin) qu’il établit quelques mois avant sa mort à la demande des services britanniques ? Sous d’autres cieux que ceux, fuligineux, du Royaume-Uni, une liste de ce genre pouvait envoyer à la mort les personnes qui s’y trouvaient inscrites.
Gilles Banderier
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