De l’écran à l’écrit, Enseigner la philosophie par le cinéma, Frédéric Grolleau (par Yasmina Mahdi)
De l’écran à l’écrit, Enseigner la philosophie par le cinéma, Frédéric Grolleau, éditions Lambert-Lucas, décembre 2021, 322 pages, 24 €
« Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s’applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n’est plus “voir sans être vu”, mais “imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque” ».
Gilles Deleuze
L’hypothèse des Idées (ou Formes)
Dans l’ouvrage De l’écran à l’écrit, Enseigner la philosophie par le cinéma, les dispositifs didactiques sont de haut niveau et Frédéric Grolleau, en méthodologiste averti, apprend, à travers ses cours, à regarder un film, ses plans-séquence, sa diégèse.
Il s’agit ensuite de tirer parti de ce matériau visuel de base, à l’aide de sujets philosophiques adaptés, d’argumenter, car « ces activités [vont contribuer] à l’entraînement de la dissertation et au commentaire de texte ». Sous le titre « L’essence vaut-elle toujours mieux que l’existence ? », par exemple, Frédéric Grolleau nous livre son étude de l’inoubliable Portrait de Dorian Gray, d’Albert Lewin (1945). L’auteur remarque la récurrence du cadre dans le cadre, et « le côté claustrophobique du film ». Il analyse le film à la lumière d’une « topique freudienne » et du statut du « visage d’autrui » lévinassien. L’essayiste examine le déroulement de la dégradation progressive du dandy, et imagine Dorian Gray « comme l’anti-Socrate », car « Dorian est beau mais il a une âme laide », lequel se transforme en un être surnaturel proche de « l’identité (…) figée (…) du vampire draculéen » – « un corps corrompu dont le tableau-miroir renvoie l’image ». Grolleau remarque chez ce double faustien « un culte à sa propre personne », et en dégage « la thématique de la conscience et de la morale ». D’où en découlent plusieurs notions, dont celle du libre-arbitre, du déterminisme du destin, du futur impossible à gérer, de sa « part irréductible d’indétermination ».
À la leçon suivante, « La métaphysique du libre-arbitre est-elle compatible avec le futur contingent et la justice prédictive ? », F. Grolleau, pour définir le « statut du Sujet », cite Jeremy Bentham, qui a forgé le concept du Panopticon, à propos des « spyders, ou araignées-robots autonomes [qui] flashent les yeux afin d’identifier les personnes », dans Minority Report de Steven Spielberg (2002). Mentionnant bien entendu Michel Foucault et « la question de la surveillance », Grolleau conclut que « chacun en retire, à la fin du film, que l’idéal sécuritaire est une idéologie folle dont la mise en application abolit moins le crime qu’elle n’éradique toutes les libertés individuelles ».
Un abécédaire (en fin de livre) consigne les passions humaines commençant par « Âme, conscience, sujet », sur un axe didactique, à partir des grands thèmes universaux, Amitié, Bonheur, Désir, Égalité, Mémoire, Mort (…) Violence, etc., afin de les repérer dans les dispositifs visuels. Notamment en ce qui concerne la perte de mémoire du héros de Memento de Christopher Nolan (2000), « la conscience est étalon de la réalité du monde (…) la perte de conscience du passé engendre la fin de la réalité du passé ». L’auteur s’appuie sur Locke pour définir la perception qui, lui, « opte pour une donnée psychologique », car « ce rôle alloué à la mémoire permet à Locke de dissocier l’homme de la personne ».
L’auteur aborde le sujet de la violence, trait de caractère qui nécessite des explications aux jeunes apprenants, afin qu’ils n’interprètent pas au premier degré les actes brutaux, et pour ce, treize films sont choisis. Le très engagé 12 Years a Slave, de Steve McQueen (2013), le chef-d’œuvre de Ford, L’homme qui tua Liberty Valence – célèbre western dans lequel l’on découvre « la loi et le droit du plus fort puis une justice impartiale et un constitution forte », modalités mises en concordance avec Pascal et Rousseau –, Apocalypse Now de Coppola et Sa Majesté des mouches de Peter Brook (1963). Pour ce dernier, F. Grolleau se réfère à Rousseau pour « ce que serait la nature humaine quand on la laisse s’exprimer sans autorité contraignante et oppressive », ainsi qu’au « mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon ». L’auteur en déduit l’interrogation suivante : « Comment préserver la société de la barbarie si celle-ci menace toujours potentiellement celle-là ? ». Dans le film de Brook, la lutte des enfants pour la survie aboutit à « une opposition ultra-violente » qui s’achève sur « la déshumanisation consentie au profit de l’hystérie collective ». Quant au Dracula, de Coppola (1993), cette fois-ci le cinéaste renoue avec la tradition du fantastique. L’éternel mort-vivant se trouve « condamné à danser dans le cercle du Même, condamné à la répétition », « un méta-animal », une « figure de la violence des passions » et « du droit du plus fort ». Notons que ce chapitre sur le Prince des ténèbres est un morceau éloquent, qui ouvre sur des perspectives assez sombres…
La musique, celle de Beethoven dans Immortal Beloved de Bernard Rose (1994), peut amener à sensibiliser les jeunes publics à l’écoute des chefs-d’œuvre du répertoire romantique. Pour le coup, avec une autre occurrence du passé, dans l’exercice destiné aux Secondes et Premières HLP, nous sommes projetés à la cour de Louis XVI avec Ridicule de Patrice Leconte (1996), où l’usage du langage précieux est la marque d’entrée des aristocrates. Il s’agira alors de chercher le sens des mots tels que « l’équivoque, la saillie drolatique, l’allusion piquante, le brocard, le calembour ». Dans un tout autre registre, le sujet portant sur « la violence comme défoulement sociétal », présent massivement dans le terrifiant thriller American Nightmare de James DeMonaco (2013), est donné à étudier à partir de la bande-annonce du film. Ainsi, les lycéens.ennes réfléchiront à partir d’un extrait de La lettre de la tolérance de Locke (1689) sur les causes des fléaux, des guerres, et sur la responsabilité d’autrui. Les consignes et les exposés sont également valables pour celles et ceux qui ne connaissent pas les films. Pour ce faire, Frédéric Grolleau convoque Hobbes qui prétend que « l’état de nature » dirige les hommes vers la barbarie et l’extermination de leurs semblables. D’autres exercices sur les sociétés dystopiques, le rôle de la morale, l’arbitraire de la justice, le rôle de l’État, seront soumis à des classes spécifiques, en mettant en « parallèle la pensée de Carl Schmitt et L’Attaque des Titans » (un manga écrit et dessiné par Hajime Isayama, « qui retrace l’histoire d’un monde où la terreur et la peur sont omniprésentes »).
Chaque film est résumé de façon claire. Frédéric Grolleau propose des articulations entre les œuvres filmiques et des notions métaphysiques – leur mise en application. Les élèves, individuellement, lors d’ateliers, ou en groupes limités en nombre, répondent à des questionnaires, des consignes, en indiquant les relations entre les œuvres étudiées en classe et les notions de programmes de philosophie. Les résultats de ces données sont consignés à la fin de chaque intervention. Ces « approches cinéphilosophiques » forment un traité utile à destination des enseignants du secondaire et du supérieur. Ces apprentissages éduquent à la prise de parole individuelle ou en collectivité, ainsi qu’à une pratique écrite en rapport avec le temps de l’année scolaire.
Yasmina Mahdi
Frédéric Grolleau, né en 1969 à Epinal, est journaliste littéraire depuis 1996 à Philosophie magazine, Cause commune et La Recherche. Professeur de philosophie de l’enseignement supérieur (CPES) aux lycées de Saint-Cyr, à Saint-Cyr l’Ecole, Albert-Premier de Monaco, Jean-Macé de Rennes, ainsi qu’à l’Université Rennes-II : Initiation Philosophie et Cinéma.
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