De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Thomas De Quincey (par Léon-Marc Levy)
De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts (On Murder Considered as one of the Fine Arts, 1827), Thomas De Quincey, trad. anglais, Pierre Leyris, 193 p. 7,90 €
Edition: Gallimard
De Thomas De Quincey (1785-1859), on connaît surtout ses célébrissimes Confessions d’un mangeur d’opium (Confessions of an English Opium-Eater, 1822), tant admirées par Baudelaire qui s’en inspira jusqu’au bord du plagiat dans ses Paradis artificiels. On y trouvait déjà un écrivain sulfureux, fasciné par le mal, imprégné du goût de la provocation – ses Confessions s’attardent bien plus sur le plaisir procuré par la drogue que sur les dangers qu’elle fait courir. Cette attitude provocatrice et ce goût prononcé pour l’humour noir n’est pas une exception dans la littérature de langue anglaise. On le trouve régulièrement dans les pièces de Shakespeare – scènes et propos scabreux, goût du meurtre sanglant – dans le très puissant Recherche philosophique sur l’origine du sublime et du beau d’Edmund Burke et – dans le cas qui nous occupe – surtout dans le génial Modeste proposition (A Modest Proposal, 1729) de Jonathan Swift.
L’ombre de Swift couvre tout cet ouvrage : l’humour noir nous l’avons dit, mais aussi les adresses à un public supposé – ici il s’agit de l’assemblée de la Société des connaisseurs en meurtre, euphémisme selon le narrateur lui-même pour désigner des amateurs de meurtres. De Quincey d’ailleurs revendique cette ombre tutélaire dans le but d’éclairer son propos et d’esquisser une ligne de défense face à ceux qui s’offusqueraient du contenu de son livret.
De fait, l’excès même de l’extravagance, en suggérant continuellement au lecteur que toute cette spéculation n’est que vent, constitue le plus sûr moyen d’exorciser chez lui l’horreur qui, sinon, risquerait de l’accabler. Que ces contradicteurs m’autorisent à leur rappeler, une fois pour toutes, la proposition du doyen Swift de tirer parti des enfants en surnombre des trois royaumes qui, en ce temps-là, tant à Dublin qu’à Londres, étaient hébergés dans des hospices – en les faisant cuire et en les mangeant. Cette extravagance, plus hardie en vérité et plus grossièrement pratique que la mienne, n’attira aucun reproche à un homme qui était pourtant un dignitaire de l’église souveraine d’Irlande : sa monstruosité faisait son excuse.
Mais autant chez Swift la volonté de dérision est évidente, comme d’ailleurs chez Montesquieu à la même époque dans De l’esclavage des Nègres, autant chez De Quincey elle hésite entre la dérision et la fascination face à la mort violente. Il ne cherche nullement à dissuader d’assassiner (ce serait d’ailleurs une entreprise bien vaine et ridicule), il cherche plutôt à amuser en jouant d’un humour grinçant qui ajoute au rire de doux frissons dans le dos. Le XVIIIème siècle anglais fut traversé (comme le XIXème d’ailleurs avec Jack l’éventreur entre autres) de meurtres terribles et célèbres, qui fascinèrent les foules avides de ces frissons. Ce sont donc deux ressorts que De Quincey exploite brillamment dans cet essai : le comique et l’horreur.
Le goût prononcé des Anglais pour les histoires horrifiques est une constante dans la littérature. Les courants romantique et gothique – souvent en osmose – en sont l’éclatante évidence. Du Château d’Otrante de Walpole au Frankenstein de Mary Shelley en passant par Le Moine de Lewis, le roman noir a déferlé sur les îles britanniques comme un élément constitutif du matériau littéraire.
De Quincey part de cette fascination qu’exerce le meurtre – et au-delà la mort violente, grande hantise des Chrétiens – pour imaginer une esthétique de l’assassinat. Et il ne faut pas se tromper sur la nature du projet ou le réduire à une pochade brillante : ici, l’assassinat est métaphore de la condition humaine, comme le souligne Pierre Leyris dans sa préface : « l’assassinat, qui offre l’image de la culpabilité pure et paradoxalement, sous les traits de la victime, celle aussi de l’inéluctable châtiment, était pour De Quincey l’image même de notre destin ».
C’est donc à une galerie de meurtres célèbres que nous sommes invités et – à tout seigneur tout honneur – De Quincey ouvre le bal macabre (et drôle) avec Le Premier Meurtre, celui d’Abel par son frère Caïn, et avec malice il montre combien ce meurtre a passionné et fasciné à travers les siècles. Citant John Milton, De Quincey souligne cette fascination pour la mort violente dans les vers qui racontent ce meurtre (In Paradise Lost, Paradis perdu, 1667)
De quoi Caïn eut rage au cœur, et comme ils parlaient,
Il le férit à la poitrine d’une pierre
Qui fit jaillir la vie : il tomba ; et, mortellement pâle,
D’une plainte rendit son âme en un flot de sang répandue (Livre XI).
Défilent alors les meurtres de philosophes, assurément le moment de l’ouvrage le plus franchement drôle car, bien que l’on ait une série impressionnante de meurtres de philosophes, aucun ne fut vraiment assassiné ! Le ton de De Quincey se fait comique, dans la grande tradition de l’humour britannique.
Car, messieurs, c’est un fait qu’au cours des deux derniers siècles tout philosophe éminent a été assassiné, ou du moins s’est vu tout près de l’être ; tant et si bien que, si un homme se prétend philosophe et qu’on n’ait jamais attenté à sa vie, vous pouvez être assuré qu’il n’a pas d’étoffe ;
Ou, un peu plus loin :
Hobbes – pourquoi et d’après quel principe je n’ai jamais pu le comprendre – ne fut pas assassiné. C’est là une inadvertance majeure des professionnels du XVIIème siècle ; car c’était à tous points de vue un beau sujet d’assassinat.
Classique de l’humour noir bien sûr, De l’Assassinat est aussi une approche très sérieuse du trouble qui saisit l’esprit des hommes devant l’acte de violence suprême, celui qui accomplit de fait en un instant le destin de tout homme.
Léon-Marc Levy
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