De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Thomas de Quincey (par Catherine Dutigny)
De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Thomas de Quincey, Gallimard, Coll. L’Imaginaire, trad. anglais et préface, Pierre Leyris, 196 pages, 7,90 €
Cet essai de Thomas de Quincey fut écrit en trois fois sur des périodes différentes : une première partie publiée en 1827 dans le Blackwood’s Edimburgh Magazine, la seconde en 1839 et enfin le Post-Scriptum en 1854. Il faut sans doute situer l’époque où Thomas de Quincey écrivit ces trois articles avant d’aller plus avant. Avec un régime parlementaire le plus libéral d’Europe au XVIIIe siècle, la chrétienté anglaise a perdu de son pouvoir et a laissé une place vacante à l’art dans les occupations de la bourgeoisie britannique. Fin XVIIIe et début XIXe les ouvertures de galeries et les articles dans la presse se multiplient.
« L’art est devenu la forme suprême de l’activité humaine » déclare Tim Blanning dans son ouvrage The Romantic Revolution (Modern Library, 2011). Par ailleurs, depuis 1820 le romantisme dans la littérature anglaise a largement entamé son déclin. Pour ne citer qu’eux, Coleridge, l’un des proches de Thomas de Quincey a cessé d’écrire et Wordsworth, que l’auteur admire, est encore très connu et respecté, mais il ne produit plus de poésie ou très peu.
Enfin, les journaux bons marchés (broadsides) et les magazines ont pris l’habitude de relater les affaires criminelles, de couvrir les procès et les exécutions dans des articles denses et parfois romancés, d’autant que l’industrialisation a poussé nombre de britanniques à quitter les champs pour gagner les villes et que les bandits de grands chemins ont cédé la place à une criminalité urbaine plus sordide dans les quartiers déshérités des grandes villes. Grâce aux médias de l’époque, les meurtriers sont devenus alors de véritables idoles qui attiraient les foules lors de leur exécution à Tyburn, un village du Middlesex.
C’est donc dans ce contexte sociétal et culturel que Thomas de Quincey, alors journaliste d’une érudition immense, doté d’une ironie mordante, écrivit son premier article sur De l’Assassinat considéré comme l’un des Beaux-Arts, article qui reçut un accueil enthousiaste. Un accueil d’autant plus enthousiaste que comme l’écrivait Alfonse Esquiros (1) : « Cette intrépide race saxonne aime à narguer tout ce qui inspire à l’homme un sentiment de crainte. La maladie, la mort, le bourreau, le gibet, les terreurs du monde naturel et surnaturel deviennent, dans la conversation et sur la scène, un sujet de bouffonnerie. Les Anglais rient par manière de défi, ils se moquent de tout, me disait l’un d’eux, excepté des pertes d’argent. Leurs saillies brèves et laconiques à la vue ou à la pensée des choses sombres, des maux inévitables, viennent d’une certaine fierté d’âme qui oppose la dérision aux coups du destin ».
Dans ce premier article, l’auteur invente une Société des Connaisseurs en Meurtres dont les membres se réunissent périodiquement à l’instar des Clubs qui pullulent alors en Angleterre. Un conférencier est désigné pour parler du cas John Williams, un assassin qui sera condamné pour deux séries de meurtres particulièrement odieux, mais dont l’orateur déclare : « Comme Eschyle ou Milton en poésie, comme Michel-Ange en peinture, il a élevé son art à un degré de sublimité extrême et, selon l’observation de M. Wordsworth, en quelque sorte “crée le goût d’en jouir” ».
Le ton est donné et le conférencier de se lancer dans la description méticuleuse d’une galerie d’assassinats de Caïn à M. Thurtell, dont il expose « l’esthétique » avec une ironie cinglante dès la page 45 en notant : « L’assassinat, par exemple, peut-être saisi par son anse morale /…/ et c’est là, je le confesse, son côté faible ; mais on peut aussi en traiter esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à dire par rapport au bon goût ». Une référence au roman gothique qui justement dans l’esprit de De Quincey est censé représenter un exemple du mauvais goût, lors même que son roman Klosterheim publié en 1832, soit seulement cinq ans après ce premier article, en empruntera tous les codes. Il justifie également, en apparence, la mise à l’écart de l’aspect moral de la chose en prenant le contre-pied de la pensée de Kant, ce dernier ayant émis sa conception de la véracité selon laquelle il existe un devoir de dire la vérité y compris à « des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié chez vous ».
Et sans doute s’amuse-t-il à parodier le philosophe allemand qui après les empiristes anglais a ramené dans sa Critique de la faculté de juger (1790) la faculté esthétique à une affaire de goût, donc de sensibilité et de subjectivité non pas individuelle mais universelle. Or quoi de moins universel que l’appétence esthétique pour un crime ? Toujours est-il que Thomas de Quincey s’en donne à cœur joie, louant Milton, Shakespeare, parcourant les siècles à la recherche de cas « sublimes », semant au gré de son exposé citations latines et grecques, créant de multiples et savantes références entre l’art de l’assassinat, celui de la peinture, de la poésie, du théâtre, parodiant écrivains et poètes, poussant jusqu’au burlesque en relatant un match de boxe entre un boulanger et un piètre assassin qui manque de se faire tuer lui-même.
Mais c’est certainement le long passage sur les assassinats de philosophes qui atteint le sommet de l’ironie. « /…/ c’est un fait qu’au cours des deux derniers siècles tout philosophe éminent a été assassiné, ou du moins s’est vu tout près de l’être ; tant et si bien que, si un homme se prétend philosophe et qu’on n’ait jamais tenté à sa vie, vous pouvez être assuré qu’il n’a pas l’étoffe ; et je tiens en particulier une objection sans réplique /…/ à la philosophie de Locke le fait qu’il ait promené sa gorge sur lui en ce monde pendant soixante-douze ans sans que personne ait jamais condescendu à la couper ». Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz, Kant et surtout Hobbes, l’auteur du Léviathan, font les frais de son humour caustique. Il écrit à son sujet page 65 : « Hobbes – pourquoi ou d’après quel principe, je n’ai jamais pu le comprendre – ne fut pas assassiné. « C’est une inadvertance majeure des professionnels du XVIIe siècle ; car c’était à tous points de vue un beau sujet d’assassinat », et plus loin, page 67 : « Il est certainement vrai qu’un homme mérite une rossée pour avoir écrit Léviathan, et deux ou trois rossées pour avoir écrit un pentamètre qui se termine aussi vilainement que par terror ubique aderat ! Mais personne ne l’a jamais jugé digne de mieux qu’une rossée ».
L’accumulation d’exemples aussi divers finit par presque banaliser l’assassinat, l’humour noir le rend irrésistiblement attrayant et tend à en exorciser le mal, le ton pédant du conférencier – on finit par se demander s’il ne s’agit pas en réalité d’une auto-parodie – en fait un exercice de style. L’ambivalence est à l’œuvre. Que le lecteur ne s’attende pas à trouver des détails horribles, de Quincey reste en marge de l’horreur et lorsque le conférencier au terme de son exposé avoue que le seul assassinat qu’il ait à se reprocher est celui d’un matou, la morale reprend ses droits : « Depuis lors, si j’ai pu nourrir la fugitive pensée d’attenter à la vie d’une antique brebis, d’une poule chargée d’ans, et autre menu fretin, cela est cadenassé dans le secret de mon cœur ; mais pour les plus hautes sphères de l’art, je suis tout à fait inqualifié, je l’avoue. Mon ambition ne s’élève pas si haut. Non, messieurs, selon les termes d’Horace,
“Je jouerai le rôle de la pierre à aiguiser,
Capable de rendre la lame coupante sans elle-même apte à couper” » (Horace, Art poétique).
Et du cas John Williams, il est très peu question.
En 1839, Thomas de Quincey ajoute un nouvel article à son essai. Il y relate une soirée mémorable, un dîner très arrosé au son d’un orchestre, où le conférencier cède peu à peu la place à un vieux membre de la Société, un homme taciturne, attaché à la beauté des crimes à l’ancienne, affublé du surnom de Crapaud-dans-son-trou. C’est la loufoquerie qui domine le texte où les nouveaux crimes évoqués se terminent en toasts aux responsables des assassinats. Quelques morceaux de bravoure émaillent l’article comme celui où Crapaud-dans-son-trou tire à boulets rouges sur les Irlandais : « Je demande à chacun si, quand il découvre un assassinat est irlandais, il ne se sent pas autant insulté qu’en découvrant, après avoir commandé du madère, que c’est du vin du Cap /…/ La dîme, la politique, quelque chose de mauvais dès le principe, vicient tout assassinat irlandais. Messieurs, il faut réformer cela, ou l’Irlande ne sera pas une terre habitable ; du moins si nous y habitons, devrons-nous y importer tous nos meurtres, cela est clair ».
Là, où l’ironie et la parodie dominaient le premier article, le second, en dehors de quelques références savantes (les Thugs étrangleurs de l’Inde, les Sicaires de Palestine, etc.) vire à une représentation théâtrale et en mêlant le loufoque, la caricature et l’absurde allant jusqu’à la folie, s’apparente plus à la farce qu’à une tragédie shakespearienne. Une nouvelle fois, l’affaire John Williams, n’est évoquée que pour expliquer par son caractère « sublime », le retour au sein de La Société des Connaisseurs en Meurtres, de Crapaud-dans-son-trou.
En revanche dans le Post-Scriptum publié en 1854, le changement de traitement est total. Thomas de Quincey abandonne le mode burlesque, la légèreté pour l’horreur en narrant enfin avec un soin méticuleux les crimes odieux de John Williams et l’on ressent la fascination de l’auteur pour les meurtriers, chose assez courante, nous l’avons précisé, à son époque. Ecrit sous l’ère victorienne qui privilégie en littérature la fiction gothique et le réalisme au détriment d’un romantisme moribond, ce troisième article est-il le résultat de ce bouleversement ? Rien n’est moins sûr, Thomas de Quincey étant sujet à de brusques changements de style dans ses écrits. En tout cas, il cadre bien avec ce que le lecteur attend désormais c’est-à-dire un récit d’horreur, écrit avec le soin du détail réaliste, semblable à ceux qu’il lisait dès les années 1840 dans les pages du Blackwood’s Edimburgh Magazine ou encore dans ces Newgate Novels popularisées par William Harrison Ainsworth, Jack Sheppard, A Romance (1839), voire Charles Dickens, Oliver Twist (1838). Celui qui regretta toujours d’être obligé pour des raisons matérielles d’écrire des articles plutôt que de se consacrer entièrement à un travail d’écrivain, donne dans ce Post-Scriptum un large aperçu de la qualité de sa prose, de la rigueur et de la force évocatrice de ce compte-rendu minutieux où le lecteur est aspiré par le suspense, glacé d’effroi au contact de la folie meurtrière même si l’auteur déplore conjointement le goût du public de plus en plus acquis au sensationnalisme, chose que notre époque ne saurait démentir.
En guise de conclusion, je citerai celle de la passionnante thèse de Céline Lochot, L’ironie dans l’œuvre de Thomas de Quincey : « La modernité de De Quincey consiste en grande partie en une exploration de ses propres limites, par le biais de l’ironie. Qu’elle soit rhétorique, tragique ou “romantique”, l’ironie témoigne de la présence d’un regard sur soi omniprésent et toujours ambigu. Les tensions qui parcourent l’œuvre de De Quincey ne sauraient en occulter la créativité, ni la persistance d’une gaieté susceptible de s’imposer dans n’importe quel article, sur n’importe quel sujet. La crise nourrit la création : De Quincey n’est peut-être jamais aussi provocateur, amusant, original, en un mot créatif, que dans la fragilité, l’instabilité, le tremblement, et le frôlement » (2).
Catherine Dutigny
(1) L’Angleterre et la Vie anglaise, Les Clubs de Londres, Revue des Deux Mondes, 1860 (p.769-820).
(2) Céline Lochot, L’ironie dans l’œuvre de Thomas de Quincey, Littératures, Université de Bourgogne, 2014.
Thomas De Quincey est un romantique anglais du XIXe siècle, grand érudit, essayiste, philosophe, conteur. Écrivain né en 1785, lié avec les poètes lakistes. Vie de bohème pauvre à Londres, adonnée à la drogue. Mort à Edimbourg en 1859 (Source Gallimard).
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