De l’Angleterre et des Anglais, Graham Swift (par Catherine Dutigny)
De l’Angleterre et des Anglais, juillet 2020, trad. anglais, Marie-Odile Fortier-Masek, 368 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Graham Swift Edition: Folio (Gallimard)
Dans ce recueil de 25 nouvelles très courtes, Graham Swift fixe avec un œil d’une précision extrême le destin d’autant de personnages, qui, sans son habileté d’écrivain, sa sensibilité et son regard teinté d’une ironie souvent bienveillante, n’auraient eu que peu de chances de retenir notre attention. Tous ou presque sont issus de la middle-class britannique, anglais de pure souche ou représentants de ce que l’Empire a colonisé pendant plusieurs siècles aux quatre coins du globe et vivent éparpillés sur une grande partie du territoire britannique, tous sont décrits à un moment de leur histoire personnelle où ils se trouvent en grande vulnérabilité tant sur le plan psychologique, qu’affectif, voire matériel.
Lire ce recueil de nouvelles revient à comprendre comment passionner son lecteur lorsque les héros sont d’une banalité affligeante, qu’ils se complaisent dans une forme de désespoir tranquille, glissent de l’ennui vers une résignation emplie de souvenirs à ressasser, essaient de comprendre quand et pourquoi ils en sont arrivés à leur état actuel avant l’inéluctable pirouette vers le néant.
D’une entreprise qui peut paraître vouée à l’échec, Graham Swift en fait un défi qu’il relève avec élégance et remporte haut la plume, en employant des techniques d’écriture qu’il maîtrise à la perfection.
Derrière un ton qui peut paraître léger, parfois badin, l’écrivain s’emploie à développer dans un style limpide une accumulation de monologues internes, réalise un équilibre tenu entre ces moments d’introspection et des accélérations subites dans le récit qui hissent à un degré élevé la tension narrative et renvoient dans l’action. L’apparition au cours d’un paragraphe d’un mot qui condense en lui seul toute la charge émotionnelle du récit, et qui revient comme un leitmotiv obsessionnel, crée chez le lecteur un sentiment de malaise, voire de fascination qui perdure bien après la fin de la nouvelle. La capacité à camper ses personnages, aussi bien sur le plan physique que psychologique dans des phrases très courtes, donne à ses descriptions une grande puissance évocatrice. En exploitant la gamme entière de ses qualités d’écrivain, en laissant souvent les questionnements sans réponse dans des textes « ouverts », Graham Swift apporte à ses nouvelles la force d’allégories, de fables qui se passent de morale.
Ces instantanés de vie, ces mini-chroniques qui se situent du XVIIe siècle à nos jours, jouent sur les non-dits, sur le besoin contradictoire de s’affirmer socialement tout en gardant des ambitions professionnelles somme toute assez modestes, de vivre des passions amoureuses pour finalement les abandonner, le temps et son lot de désillusions ayant sapé la flamme initiale, d’être « décents » tout en cachant la part sombre de ses pulsions ou la gravité d’une maladie, de faire « comme si », de manière à ne pas perdre la face, de fuir l’excentricité, quitte pour certains à oublier, pour mieux se fondre dans la masse, pour aussi mieux « réussir dans la vie », ses origines étrangères lointaines.
Doit-on voir dans ces nouvelles des illustrations du refus par la grande majorité de ces personnages de prendre en compte une part de la réalité, de vivre l’instant présent, ou bien des paraboles sur le déni, à moins qu’elles ne soient tout simplement que des pochades sur le légendaire flegme britannique ?
Ainsi, lorsque les sentiments, y compris les plus tristes lorsqu’il s’agit de la perte d’un fils au combat en Afghanistan, restent tus ou ne s’expriment en une veille de Noël que sous la forme d’un paquet de pâtes que le père éploré ira cacher sous le siège de sa voiture en souvenir de la dernière phrase de son fils au téléphone : « Les pâtes fraîches, c’est de l’arnaque papa. Les pâtes sèches ça se conserve une éternité (p.272) », doit-on ne percevoir dans l’attitude paternelle que de la réserve, de la pudeur ?
Déni, flegme ou hypocrisie ?
Quand l’enfant de douze ans qui entend à travers la faible épaisseur d’un mur les ébats de sa mère avec un homme qu’il déteste, se saisit d’un couteau de cuisine pour en découdre une fois pour toutes, n’a-t-il pas auparavant cette pensée cynique « qu’à douze ans, on ne pouvait vous tenir pour responsable, même si vous l’étiez » ? (p.234). Etc., etc.
Cette cartographie de l’Angleterre et des Anglais est un parcours littéraire d’une finesse jamais démentie au fil de ses 368 pages, et que la formidable traduction de Marie-Odile Fortier-Masek rend captivante grâce à sa diversité d’antihéros et au charme de « ses haies bien taillées et de ses pelouses fraîches tondues ».
Catherine Dutigny
Graham Swift, né à Londres en 1949, est un écrivain britannique. Booker Prize 1996 avec son roman La Dernière tournée.
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