De Grandes Espérances, Charles Dickens (par Didier Smal)
De Grandes Espérances, août 2022, trad. anglais, Jean-Jacques Greif, 626 pages, 29,40 €
Ecrivain(s): Charles Dickens Edition: Tristram
Prélude en forme de mea culpa : sur foi de quelques lignes lues à la dérobée dans une bibliothèque, la traduction de L’Île au trésor par Jean-Jacques Greif a été expédiée de façon lapidaire dans une chronique relative à la nouvelle traduction de 1984. Quelques lignes de dialogue ont suffi à faire émettre un avis relatif à la lisibilité de cette traduction pour des adolescents d’aujourd’hui, du moins ceux à qui est encore proposé ce classique à l’école. Mais depuis, cette traduction a été lue, in extenso et surtout avec joie, et elle a emporté tous les suffrages. D’une part, Greif a rendu la musique de Stevenson, en particulier pour une phrase d’ouverture dont les multiples traductions lues ont toujours laissé sur une faim de rythme ; d’autre part, ce qui avait choqué est en fait bonne part de la grâce de cette traduction : Greif a effectué un véritable travail sur la langue française pour rendre celles des différents personnages, en particulier celles des pirates et autres flibustiers.
Qu’on en juge avec un exemple tiré du premier chapitre de L’Île au trésor, la façon dont Billy Bones exige d’être appelé par Jim Hawkins et sa famille : « What you mought call me ? You mought call me captain », dont voici différentes traductions proposées avant celle de Greif : « Comment que vous pouvez m’appeler ? Vous pouvez me dire “capitaine” » (Michel Laporte, qui pense au lecteur « jeune » d’aujourd’hui) ; « Comment je m’appelle ?… Appelez-moi Capitaine, si cela peut vous faire plaisir… » (André Laurie, qui se soucie avant tout de la convenance pour les jeunes gens de la fin du XIXe siècle) ; « Comment vous pourriez m’appeler ? Vous pourriez m’appeler capitaine… » (Déodat Serval, alias Théo Varlet, amoureux de Stevenson et Kipling, qu’il trahit parfois par désir excessif de les faire lire en France) ; « Mon nom ? Vous m’appellerez capitaine » (Roland Garrane, qui contourne tellement bien la difficulté qu’il en oublie l’idiome spécifique de Bones) ; « Comment qu’vous pourriez m’appeler ? Vous pourriez m’appeler capitaine » (Marc Porée pour la Pléiade, qui se rapproche de cet idiome mais reste bien sage).
Certaines de ces traductions laissent songeur, pour dire le moins ; d’autres tentent de rendre le « mought », asyntaxique en anglais, par un conditionnel ; toutes ne font qu’effleurer ce terrible « mought ». Greif va bien plus loin dans l’intention de faire entendre Billy Bones, vieux flibustier alcoolique et violent à l’éducation inexistante : « Comment vous faudriez m’appeler ? Vous faudriez m’appeler capitaine ». Cette formulation avait choqué lors d’un survol de L’Île au trésor dans la traduction de Greif ; après retour au texte de Stevenson et comparaison avec d’autres traductions disponibles, cette formulation enchante, au même titre que le reste du roman tel que désormais publié chez Tristram, qu’on aimerait voir publié dans une collection de poche afin de pouvoir le proposer aux adolescents d’aujourd’hui – qui, tout comme ceux à destination de qui écrivait Stevenson, auront probablement la souplesse mentale nécessaire pour accepter les barbarismes apparents de Greif, amoureusement fidèles au texte original. Car il faut le préciser, ainsi que l’explique Greif sur son site Internet : cette traduction est née de l’insatisfaction ressentie à la lecture de celles précédemment disponibles – en bref, Greif, auteur de textes majoritairement à destination de la jeunesse, a eu envie de partager un roman bien connu de lui dans sa version anglaise.
On trouve à Greif la même motivation pour, trois ans plus tard et toujours chez le même éditeur (à qui l’on doit aussi des traductions fabuleuses de Sterne, Twain ou encore Austen), proposer une nouvelle traduction de De Grandes espérances, mais celles du lecteur le sont aussi, grandes, lorsque ses yeux se posent sur la première page d’un roman de Dickens bien connu – d’où le fait qu’on en parlera au fond très peu dans les lignes qui suivent – mais qui peut-être sera de la sorte redécouvert. L’attente est d’autant plus forte que l’on sait que l’inspiration de Stevenson pour faire « parler vrai » ses personnages dans L’Île au trésor en 1881 venait du roman de Dickens publié quelque vingt et une années plus tôt : Greif aurait à nouveau fort à faire pour rendre en français la langue de Pumblechook ou celle de Magwitch, sans parler de l’ironie omniprésente dans ce roman qui pourrai être celui d’un picaro anglais confronté aux hauts et aux bas de la société victorienne bien-pensante et guindée, glorieuse dans une duplicité qui peut être attendrissante (Wemmick) ou agaçante d’hypocrisie (Pumblechook).
Autant ôter tout suspense : oui, Greif a réédité le tour de force réalisé avec L’Île au trésor : travailler la langue française afin de rendre les torsions syntaxiques et lexicales voulues par un Dickens désireux de donner à entendre ses personnages, leurs types respectifs, plutôt que jouer au narrateur omniscient imposant son point de vue au lecteur. Mais Greif est allé plus loin : il a aussi rendu le rythme de la phrase de Dickens, du moins s’en est approché autant que possible étant donné la différence entre la langue anglaise et la langue française, quitte à modifier quelque peu l’ordre syntaxique – une légère bousculade au fond bienvenue car donnant vie au texte. Un exemple permettra de comprendre mieux qu’une longue dissertation : voici, dans le chapitre LVIII, l’avant-dernier du roman, deux passages relatifs à Pumblechook, dans trois versions : celle de Dickens, celle de la traduction de Bernard-Derosne (contemporaine de la publication originelle du roman, en 1862) revue par Naugrette en 1998, et enfin celle de Greif.
Dickens : « This reminded me of the wonderful difference between the servile manner in which he had offered his hand in my new prosperity, saying, “May I ?” and the ostentatious clemency with which he had just now exhibited the same fat five fingers.
“Hah !” he went on, handing me the bread-and-butter. “And air you a going to Joseph ?”
[Pumblechook veut ensuite dicter à Pip quoi dire à Joe.]
“Says you”, Pumblechook went on, “Joseph, I have seen that man, and that man bears you no malice and bears me no malice. He knows your character, Joseph, and is well acquainted with your pig-headedness and ignorance ; and he knows my character, Joseph, and he knows my want of gratitoode. Yes, Joseph, “says you”, here Pumblechook shook his head and hand at me, “he knows my total deficiency of common human gratitoode. He knows it, Joseph, as none can. You do not know it, Joseph, having no call to know it, but that man do” ».
Bernard-Derosne revu par Naugrette : « Cela me fit penser à la différence surprenante qu’il y avait entre la manière servile avec laquelle il m’avait offert sa main dans ma nouvelle prospérité, en disant : “Permettez ?” et la clémence fastueuse avec laquelle il venait d’exhiber ces mêmes gros doigts.
“Ah ! continua-t-il, en me passant le pain et le beurre, et vous en allez-vous chez Joseph ?
[…]
– Dites, continua Pumblechook, Joseph, j’ai vu cet homme ; et cet homme ne vous veut pas de mal et ne me veut pas de mal. Il sait votre caractère, Joseph, et il connaît par cœur votre ignorance de brute épaisse, il connaît mon caractère, Joseph, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph, direz-vous, et ici Pumblechook agita sa tête et sa main dans ma direction, il connaît mon manque total de reconnaissance, il le connaît, Joseph, mieux que personne ; vous ne le connaissez pas, vous, Joseph n’étant pas appelé à le connaître, mais cet homme le connaît” ».
Greif : « Cela m’a remis à l’esprit la manière servile dont il m’offrait sa main dans ma nouvelle prospérité, disant “Puis-je ?”, si merveilleusement différente de la clémence ostentatoire avec laquelle il venait d’exhiber les mêmes cinq gros doigts.
“Hah !” a-t-il poursuivi, me tendant le pain beurré. “Et aillez-vous chez Joseph ?
[…]
– Vous direrez”, a poursuivi Pumblechook, « “Joseph, j’ai vu cet homme, et cet homme ne vous en veut pas et ne m’en veut pas. Il connaît votre caractère, Joseph, et il sait bien que vous êtes têtu comme une mule et ignorant, et il connaît mon caractère, Joseph, et il connaît mon ingratitude. Oui, Joseph”, vous direrez », et là Pumblechook a hoché la tête et agité la main à mon intention, « “il connaît mon absence totale de la gratitude humaine élémentaire. Il la connaît, Joseph, mieux que personne. Vous ne la connaissez pas, Joseph, n’ayant pas de raison de la connaître, mais cet homme la connaît” ».
On peut renâcler aux choix posés par Greif pour rendre la langue des personnages, à ceci près qu’ils sont en définitive pertinents : on imagine volontiers Pumblechook, cet « âne pompeux », amplifier son propos par un « aillez » ou un « direrez » ; ce sont des solutions possibles, parmi d’autres, et Greif sait que choisir, c’est renoncer. Ainsi, le « knowed » de Magwitch doit-il être rendu par « sachais » ? Cela semble la meilleure possibilité. On peut néanmoins parfois se dire que Greif en fait un peu trop, à l’une ou l’autre occasion – ainsi, le « cette boustifaille », lu dès le premier chapitre pour « them wittles » aurait pu être simplifié en « à bouffer », mais cela passe dans le flux, enthousiasmant dans la présente traduction, de De Grandes espérances. C’est de toute façon pinailler sur un mot ou l’autre, et la critique est aisée, tandis que l’art… De surcroît, on ne peut qu’apprécier la façon dont Greif colle au plus près du texte original, évitant d’en faire un « joli texte » en français. À ce titre, Greif fait penser à une remarque de Céline, qui disait approximativement d’un roman français à la mode dans les années trente que c’était tellement bien écrit qu’on aurait dit une traduction : foin d’un rendu lissé, voire émasculé des textes allophones, la traduction désormais heurte la langue française, l’assouplit mais aussi s’en sert à bon escient, avec simplicité (pour rendre le « May I ? » de Dickens, inutile d’aller chercher « Permettez ? », « Puis-je ? » est bien suffisant), que le lecteur puisse goûter la saveur du texte autant que celle de l’histoire.
Au fond, lorsque l’on connaît la motivation de Greif pour s’attaquer à des monstres tels L’Île au trésor ou De Grandes espérances, c’est-à-dire offrir de lire en français des textes aimés dans une autre langue, on se dit que c’est peut-être ce que devrait faire toute personne possédant un rien de sensibilité linguistique, ou de sens musical, ou les deux à la fois : choisir un roman aimé et consacrer deux ou trois années de sa vie, les soirées surtout, à le rendre au mieux en français afin de le partager. Car la réussite de Greif, de ce point de vue, qui est le seul important pour un traducteur qui choisit de faire vivre un texte dans une langue autre (on a célébré ici même Michel Orcel, et d’autres), est totale. Au point que l’on peut comprendre enfin la citation de Nabokov proposée en quatrième de couverture par Tristram : « Il n’y a rien à faire lorsqu’on lit Dickens, sinon se détendre et laisser faire la moelle épinière ». Avant Greif, dont on a malheureusement lu la vibrante traduction en prenant des notes, chronique oblige, mais qu’on va relire pour le plaisir, avec un paquet de biscuits et une tisane, Dickens en français allait au cerveau, et on ressentait « juste » les émotions de l’histoire ; aujourd’hui, on ressent aussi les émotions brutes de la langue, de sa musique, ses notes et ses rythmes, et c’est parfait de la sorte.
En guise de conclusion, avouons avoir suggéré à Michel Orcel de s’atteler à la traduction de Pétrarque, tant son travail sur Dante et L’Arioste avait séduit ; oserait-on suggérer à Greif de donner à lire avec la moelle épinière Thackeray ou d’autres Dickens ? C’est une autre forme de « grande espérance »…
Didier Smal
Jean-Jacques Greif (1944) est un écrivain français connu surtout pour ses œuvres à destination de la jeunesse, et désormais pour deux traductions vigoureuses au possible.
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