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De femme et d’acier, Cécile Chabaud (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge 02.10.24 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman

De femme et d’acier, Cécile Chabaud, Editions L’Archipel, août 2024, 235 pages, 20 €

De femme et d’acier, Cécile Chabaud (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

 

Après Rachilde, femme de lettres du 19ème siècle surnommée « Mademoiselle Baudelaire », et Georges Despaux, figure énigmatique de la seconde guerre mondiale, Cécile Chabaud se glisse dans la peau de l’unique femme médecin française à avoir affronté la noirceur de la Grande Guerre. Nicole Girard-Mangin, cette femme médecin, au regard et tempérament d’acier, même pas ébranlée par un éclat d’obus, ravive les flammes d’un féminisme engagé pour le bien de l’humanité.

Être la « femme de » est-ce un destin respectable pour une femme ? Nicole Mangin aurait pu se vautrer dans l’oisiveté, l’opulence, virevolter dans les bals, fermer les yeux sur les infidélités de son mari, mais elle sentait qu’elle s’éloignait d’elle-même. Cette vie faussement facile l’aurait menée infailliblement vers un affadissement de son être. Elle se sentait « remisée dans les petits salons ou les jardins d’hiver, avec ceux qui ne savent pas prendre la lumière ».

A l’obscurité de la futilité, elle préféra rayonner par son engagement : « Certains hommes ont un rayonnement tel qu’il se communique à leurs compagnons pour les encourager ou plus justement, pour les ennoblir, même lorsque leurs propres nerfs sont parvenus à leur extrême limite de tension et qu’ils sont épuisés de fatigue ». « Leur secret ne s’apprend pas ». Cette citation de Rudyard Kipling colle parfaitement avec la luminosité de cette femme dévouée et redoutablement courageuse.

Cécile Chabaud décrit avec justesse le cran qu’il fallait à l’époque pour divorcer, laisser son enfant, quitter le cocon familial pour soutenir une thèse de médecine face à la misogynie des médecins de l’époque, défendre la vie face aux tranchées et la laideur humaine. Ne pas faiblir face aux décès de sa mère, de son frère, ces êtres les plus chers au monde et de tant de patients et d’amis partis trop tôt… Pour Nicole Mangin, « La complaisance dans le malheur est mauvaise conseillère. Elle empeste comme une eau stagnante ». Elle décide alors que partout où elle poserait ses mains, ses yeux, elle défendrait la vie.

Spécialiste des maladies contagieuses et du cancer, elle a été mobilisée par erreur comme médecin de guerre : son nom d’épouse « Girard », ayant mal été orthographié en « Gérard », l’armée a pensé qu’il s’agissait d’un homme… Une seule lettre peut changer un destin. Loin de se démobiliser, elle affronta avec véhémence et conviction toutes les turpitudes de la misogynie irrationnelle de l’époque, pour sauver la vie. Amie de Marie Curie, Nicole eut l’occasion de fréquenter également Marie Diémer, Liane de Pougy et Suzanne Noël, cette chirurgienne qui réparait les gueules cassées, essayait de circonscrire avec ses mains de fée la laideur de la guerre…

Il arrivait que Nicole soit au bout de ses forces, mais dans ces moments de spleen, elle se laissait bercer par « l’immortalité et la musicalité des phrases » improbables. « La poésie me rendait à mon bonheur d’antan, quand j’allaitais mon fils nouveau-né au coin de l’âtre ». Souvent, l’ovale délicat de son fils lui manquait terriblement. Elle le préservait, ne lui racontait jamais les atrocités de la guerre. « Certains êtres ont trop de grâce pour qu’on les mélange à la vie telle qu’elle est ». Il y a toujours des moments de poésie dans les romans de Cécile Chabaud.

La nuit, elle pensait parfois à son ancien mari, se sentait abandonnées, transpercée. La nuit fragilise les âmes blessées, mais heureusement, les matins revenaient la sauver, avec tous ses malades à soigner.

Ce roman nous fait prendre conscience à quel point il est désespérant d’être un médecin en temps de guerre. Il existe déjà tant de causes pour mourir, pourquoi en rajouter ? Tant d’efforts minés pour sauver des vies, c’est l’enfer du mythe de Sisyphe. Les hommes reviennent si abîmés comme des « pantins désarticulés : “Quel gâchis…” Des mains vernissées, momifiées, noires, déformées, juste bonnes à y être coupées ». Les guerres qui durent trop longtemps provoquent en général des gradations dans l’horreur. Les Allemands eurent l’idée d’utiliser d’autres méthodes plus vicieuses comme les gaz. Ce fut alors des morts lentes par asphyxie, des vomissements de sang… Parfois, Nicole se demandait à quoi servait son engagement. Elle avait l’impression de « mettre de ridicules mousselines sur une boucherie ».

Malgré ses sentiments de détresse, Nicole fit toujours face à l’ennemi. Un jour, un commandant allemand et ses sbires firent irruption dans une chambre de malades, elle les supplia de partir, devant s’occuper de ces dix soldats souffrants. Le commandant, titillé par ce courage féminin surprenant, lui proposa de l’aider : il tua d’une traite cinq soldats. « Petite Française prétentieuse. Tu as bien de la chance d’être une femme, sinon je t’aurais déjà envoyé mon poing dans la figure et vous aurais terminés au revolver, toi et tes sales merdeux. Mais je préfère vous laisser crever ici ».

Nicole ne se laissera jamais abattre. Elle aura toujours à cœur d’aider ses typhiques, ces soldats en uniforme crotté. L’auteure de ce roman réussit à nous plonger dans l’absurdité de la 1ère guerre mondiale, tout en célébrant le courage exceptionnel et l’humanité de cette femme médecin, une personnalité attachante qui nous réjouit. Malgré toute la noirceur et la laideur de la guerre, on en ressort avec une lueur d’espoir.

C’est important que la littérature célèbre ces personnages oubliés de l’histoire. Qu’elle leur offre une seconde vie. Les livres ont ce rôle salvateur de rendre justice à la noblesse des vaincus.

Nicole Mangin nous apprend à respecter toutes les cicatrices, surtout celles qui nous ont offert la liberté.

« Ne t’attarde jamais sur la laideur des cicatrices. Cette laideur t’offre la liberté. Ne la critique pas et ne laisse personne la critiquer ».

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

 

Cécile Chabaud est professeur de lettres à Paris. Elle signe son premier roman, Rachilde, chez Écriture, à la rentrée littéraire 2022, et a livré un témoignage cash sur la vie au collège : PROF ! (L’Archipel 2021).



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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".