De beaux jours à venir, Megan Kruse
De beaux jours à venir, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, août 2016, 373 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): Megan Kruse Edition: Denoël
Lydia, Amy, Gary, Jackson : d’abord quatre tons. Puis les Etats-Unis. Tulalip dans l’état de Washington, Fannin au Texas, Silver dans l’Idaho. Des mobil-homes, de la rouille et des terres rêches, les motels pour s’y terrer, les grandes lignes droites pour s’enfuir et des pick-up pour y rouler dessus, la poussière sur les pneus et les pneus lacérant le sol. Se faire la malle pour échapper aux coups du père, le père, c’est Gary. Il boit, il bat sa femme Amy. Plusieurs fois elle le quitte, les enfants sur la banquette arrière, les affaires jetées à la hâte dans des sacs poubelle. Mais le père est patient, il les reprend toujours. Et comme toujours, il sera tendre, dangereusement affectueux.
Amy défenestrée. C’est trop. Jackson et Lydia ont tout vu. Cette fois-ci, elle part avec les enfants et elle va s’en sortir. Disparaître dans un motel sordide, voire même revivre. Lydia, la petite sœur, suit par la fenêtre de la vieille voiture les grands arbres de sa maison, ils rétrécissent. Sa respiration. Elle efface, le doigt sur la vitre, le danger derrière elle, la forêt de son enfance, ce qui fut sa chambre et son territoire. Bientôt ce seront d’autres arbres, de nouveaux paysages, la vie devant qu’elle ne reconnaîtra pas.
Jackson, son frère, hait son père, est en colère contre sa mère, contre lui-même, il a la nausée et la honte au creux du ventre. Jackson revient chez son père, où aller sinon chez lui, c’est son père après tout. Ça tient à un cheveu n’est-ce pas, le cheminement d’une phrase, le pourquoi d’un geste, ce sera une mèche de cheveux qui fera tout basculer, ce contexte si subtil qui fera l’aveu et la trahison. Jackson livre sa mère et sa sœur, l’adresse du motel où elles sont encore en cet instant.
Bousiller sa vie pour la sentir bouger. La violence cisèle chaque angle de phrase, les bris de verre sont récurrents, ceux de la bouteille de bière du père que Lydia conserve dans un tissu tel un reliquaire.
« J’ai repensé à un bonhomme de neige que j’ai fait un jour. J’ai enfoncé des cailloux dans sa bouche et la neige s’est refermée dessus. Je l’ai transpercé de part en part avec un bâton ».
Mon cher tu liras le livre comme un film, la justesse du plan, du jeu, le cadrage des personnages, par en-dessous, par au-dessus, jamais de face, chaque visage sur le fil.
Les corps, les vêtements, la couleur des cheveux, des yeux, les grains de peaux, tu devines. Tu entres sans trop savoir, les mains devant, tu ne comprends pas tout. L’auteure éparpille, sème sur ta lecture des indices. Flinguer sa vie donc pour la rendre vivante et se tenir sur le fil. Et à chaque page flancher. Espérer ou attendre, le point de rupture, saisir la seconde qui expliquera tout, tu recules, tu relis. Si Jackson n’avait pas été si en colère contre sa mère, contre lui-même, s’il n’était pas revenu chez son père, si son père n’avait pas employé le mot de « pédale » pour parler de son copain et si. Le frère et la sœur désormais séparés, Lydia et sa mère se sont enfuis une nouvelle fois, dans son dos, abandonnant le traître et le bourreau.
Lydia a treize ans. Jackson à peine dix-huit ans, sa Lydia, sa toute petite sur laquelle il a toujours veillé, lui le seul rempart possible contre le père, contre le possessif et son appartenance. Jackson est seul dorénavant. Jackson n’a plus que sa vie à faire, le trottoir pour ne pas finir à la rue. Récupéré par les services sociaux, il accepte le boulot, de se faire conduire sur un chantier, il est un peu comme sa mère Jackson, un peu docile, il se laisse porter. Il porte son père en lui.
L’auteure semble le savoir, tu te demandes si Lydia ce n’est pas elle. L’histoire ou la sienne. Elle te la déroule avec ce ton saccadé qui consiste à ne pas mentir, avec ce sens du mot franc comme autant de tirets blancs à intervalles réguliers sur les longues routes droites. Etirer quelques lignes pour ne pas trop t’en dire, te laisser transpirer surtout. Observe donc la rouille qui tombe, les placards, la casserole collée sur la gazinière, la sueur, les taches de foutre, les bières, la sciure, tu les as dans les yeux, dans la bouche, dans les mains. Tu poursuis.
Tu es en 2010, en 2009, 2008, 2005, 1990, 1996. La voix d’Amy et son amertume. La violence sourde. Lydia. En avant, en arrière. Jackson. Chacun a des cicatrices dans la peau. Les traces de pneus du pick-up de Gary engagé dans l’allée du ranch, tout au bout, assez loin pour qu’aucun cri ne dépasse les clôtures. Tu sens la poussière qui se soulève, l’alcool mauvais, la crasse sur le pare-brise et derrière, les yeux noirs enfoncés prêts à cogner. Les nids de poule, les aiguilles des pins, les blessures dans le sol et précisément ce qui fut un terrain de jeu pour Lydia et Jackson. L’écriture de Megan Kruse est un toucher qui colle aux mouvements et aux décors, d’autant plus puissante qu’elle est déroutante. Tu relis, tu reprends la phrase, ce n’est pas son manque de clarté ou une maladresse, c’est toi qui dois continuer, ça viendra après. Tu l’auras la chute.
Le coup de poing, la décharge, le bleu et le rouge au fond de l’œil sur fond de juke-box et de canettes de bière vides, poisseuses, les bidons d’huile de vidange et la boue dans laquelle les personnages s’enlisent tous les uns après les autres. Des odeurs de mecs. Tu approches. La culpabilité, la faute perpétuelle dont il faut être puni, la faute transmise de père en fils, de mère en fille.
« Je crois que mon fils est gay, dit-elle. Il a seize ans ».
Amy a peur pour son fils. A l’extérieur, il est en danger, Lydia quant à elle, c’était dans sa maison qu’elle était le plus menacée. Lydia est maintenant en sécurité, elle est ailleurs et de cet ailleurs elle reconstruit. « Et les petites choses, aussi, j’en faisais la liste : les tas de bois branlants dans la remise. Les noyaux qui tombaient du cerisier et se fendaient sous l’effet du gel. Le sifflement crachotant du poêle à bois, et la vitre qui s’était pulvérisée autour de ma mère avant notre départ pour le Starlight Motel, la botte de mon père contre son dos ». Les épilobes dont les fleurs en guise d’étoiles seraient mauves, le deuil accroché aux flancs des montagnes, poussant là où il fait froid, là où c’est dur. La brutalité est dans chaque recoin, dans les phrases elle monte, dans le ciel, dans le sang, dans le désir et dans la haine.
Jackson boit, l’alcool pour se tenir debout, pour ne pas battre celui qu’il aime, brûler ce qui l’entoure. Jackson brûle des matériaux de construction sur le chantier de Silver, Silver c’est tout près des mines d’argent, ici les gars du chantier comblent des fossés, détournent les cours des rivières, enterrent, bâtissent de jolis chalets qui se vendront demain à prix d’or.
Je c’est Lydia Holland, désormais Lena Harry réfugiée chez sa grand-mère avec sa mère Amy. Amy est revenue chez sa mère, exactement là où elle avait rencontré Gary, exactement à l’endroit où lui ne reviendra jamais, exactement où sa meilleure amie avait embrassé un type, envoyé bouler un autre en jurant, son amie restée la même à la même place.
« Je me disais : Amy, soit elle est très heureuse, soit elle a des problèmes, là où elle est, mais je vais choisir de penser qu’elle est heureuse, parce que qu’est-ce que je pouvais bien y faire, sinon ? ».
Retrouver les disparus ou déterrer les fantômes, c’est l’affaire de Randy, il les traque, les guette, les enregistre même, l’ami d’enfance de Jackson. Le dernier lien avec son père, l’ami du lycée qui vit à quelques pâtés de maisons de la sienne avec aussi son poivrot de père. L’ami qui sait tout sans avoir jamais rien dit.
Le père de Jackson, il le croise en ville quelquefois, le père ivre qui se tape une nana plus jeune pour ne pas être seul, pour ne pas sombrer seul. Les hommes sont incapables de se tenir debout, de se retenir à ce qui les entoure. Les hommes se cognent, ils cassent, ils jettent, ils se jettent au sol ou sur les êtres. Les paysages sont complices, des témoins à l’instar des animaux, sont des boucs émissaires.
Le cochon que Gary ramène dans le pick-up pour l’engraisser, qui ne cesse de défoncer les clôtures pour s’évader, le cochon avec lequel Jackson et Lydia jouent quand les parents se disputent, le cochon tué pour s’être échappé une fois de trop. Là encore les mots, d’abord anodins, les faits puis les pages qui entaillent les doigts. La tranche de bacon dans le sandwich que Lydia prépare pour son père, la viande qu’elle mélange à des bris de verre, les bouts de verre d’une de ses bouteilles de bière. Les oisillons morts écrasés comme des bris de verre, jetés dans la cruche d’eau d’un mec du chantier, le genre de type qui le mérite. L’oiseau qu’Amy a tué en enseignant à Jackson comment manier une arme, pourquoi ne jamais les utiliser. Jackson avait cinq ans.
« Elle arma le chien et visa (…) Elle tira du haut de la colline, à travers les arbres. Il y eut un froissement de feuilles. A quinze mètres, un oiseau tomba, une masse de plumes noires qui s’abattit au sol ».
Mentir et transmettre. Tous ces mensonges que les enfants croient en regardant leurs parents, les parents qui font renaître l’oiseau dans le ciel en désignant un second qui prend son envol, ces mensonges sous lesquels les parents cachent leurs petits.
Le chien « Green » que le frère et la sœur rencontrent dans la forêt, là leur couverture, « s’il t’aime, il te retrouve ». « Sam », le chien d’Amy et « son plus vieil ami, espérant contre toute attente que Sam allait bondir vers elle, la gueule ouverte, le corps tremblant d’excitation, remuant frénétiquement la queue dans le vent tiède », presque comme un frère, disparu mystérieusement le jour de son mariage avec Gary.
Ces choses qu’Amy n’avait pas choisies. Ou toujours malgré elle. Toutes ces choses qu’elle savait.
« J’adore cette rivière, a dit ma mère. Quand j’entends le mot rivière, c’est à celle-ci que je pense (…) Tout le monde porte un lieu en soi, me suis-je dit. Cela ne change rien si l’on en part pour toujours. Même si l’on n’y revient jamais, ce lieu demeure à l’intérieur de nous.
Le Texas était enroulé à l’intérieur de ma mère telle une corde lumineuse prête à se tendre. Et en moi, il y avait Tulalip. Sur l’envers de ma peau, il y avait les branches des arbres. La pénombre, les montagnes cachées derrière la forêt et le ciel argenté ».
Le lieu d’où la matière de l’enfance s’étire, la matrice se fissure. Et l’amour qui s’y construit. Là ce sont des motels, des charpentes à vif, des blocs de béton épars, des mobil-homes branlants, des cabines de camions dont le fer est rongé et les bars bien sûr. « Le Pete’s avait quelque chose d’un cabanon, coincé au milieu du pâté de maisons central, et c’était là qu’on allait quand on n’avait plus que ça, sa vie dans une bouteille ». Des habitats qui n’en sont plus, qui s’effritent, qui s’embrasent. Les remises que Gary tente d’édifier, elles s’écroulent. Et celles qu’il recouvre de bris de verre pour que les abeilles s’y entaillent les ailes.
« On attendait quelque chose, puis c’était du passé, et il n’en restait plus trace tellement ça passait vite ».
Tu attendais la fin, tu attendais le drame dans le corps du texte ressenti dès la page 15, le corps qui tombe du ciel comme l’oiseau mort sur la terre, le coup de fusil, la récurrence des coups, tu espérais même la mort juste avant les retrouvailles pour que le texte ait de l’ampleur, pour que ton émotion soit complète et ne retombe point. Dommage.
Tu ne choisiras pas la fin mais apprécie l’ouvrage et son passage.
Sandrine Ferron-Veillard
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