Des liens invisibles, tendus / Taut, invisible threads, Dara Barnat
Ecrit par Matthieu Gosztola 16.01.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Recours au poème Editeur
Des liens invisibles, tendus / Taut, invisible threads, recueil bilingue, poèmes traduits de l’anglais (Israël) par Sabine Huynh, 114 pages, 8 €
Ecrivain(s): Dara Barnat Edition: Recours au poème Editeur
Dara Barnat : Jamais ne faire fi
Composer une poésie qui puisse tout à la fois embrasser l’Histoire et la vie de chacun, avec ses petitesses et ses grandeurs, avec ses pleins et surtout ses manques chantants.
Composer une poésie qui soit à même de faire que les gens se tutoient sans malice, avec douceur, au plus profond d’eux-mêmes ; chacune d’elles, chacun d’eux.
Composer une poésie qui, ce faisant, n’oublie jamais, jamais, de prendre en compte les frémissements de l’Histoire et du temps. Et ce en donnant une place capitale au rythme, à la pulsation des vers sur la page, grâce à l’utilisation qui est faite du blanc, à la pulsation du sens dans nos vies, grâce à la découpe subtile des vers.
Composer une poésie qui jamais ne fasse fi de la marche de la mort sur la vacuité magnifique de la vie ailée (les arbres, les libellules, les oiseaux, la mousse même, emportée par le vent…).
Composer une poésie qui jamais ne fasse fi du spectacle de la beauté dans le gris, derrière et dans* les grands rideaux invisibles que jette la lumière-voilée-d’automne sur le monde.
Composer une poésie qui jamais ne fasse fi de la marche de la mort sur les ossements magnifiques que sont déjà les fleurs.
Les poèmes de Dara Barnat, bellement traduits par Sabine Huynh, réussissent tout cela, comme en témoigne ce vibrant et inoubliable exemple :
Quelle chance d’être toujours en vie
Alors je m’éveille à l’heure
du silence des oiseaux
et ta voix s’élève en volutes dans la chambre,
comme de la fumée. Tu dis : Quelle chance
que de pouvoir t’attendre
comme un arbre attend
ses fruits
en automne. En attendant, je lis
tous les livres pas encore lus :
Whitman, Dickinson, Frost.
Je suis assis les jambes relevées, une pipe
à la bouche, tenant une assiette
de tomates anciennes au sel. Je raconte
des blagues que je n’avais jamais dites :
« Est-ce que tu aimes le poisson ?
Si tu savais comme je m’en fiche ».
J’attends, de pouvoir t’apprendre ce que je n’ai jamais
enseigné,
au sujet des constellations d’Orion et de la
Balance,
de l’étoile du Nord,
de l’océan Pacifique et de ses courants
indomptables. Sais-tu que lorsque les cendres d’une
personne
y sont répandues
son esprit reste intact ?
Nous nous assiérons auprès de ton amie
Suzanne ;
elle n’a pas changé, sa chevelure blonde
comme une cascade de pelures de citron, elle
est désolée
d’avoir avalé ces comprimés.
Quant à Richard, il t’a planté
un vaste jardin pour tes promenades,
avec des roses d’argent et d’or, leurs pétales
aussi larges que des mains, du lierre vert qui serpente
vers l’infini, des gueules-de-loup jaunes
qui sentent le chocolat sucré
et la cerise.
Et ton grand-père, il prend des photos
de la lumière douce et chaude
qui t’apaise.
Quand tu seras là,
tu me diras ce qui s’est passé depuis mon départ.
Je suis constamment à tes côtés,
mais j’aimerais t’entendre parler
de chacun de ces endroits
où tu vécus, de l’appartement
à Tel Aviv, rue Gnessin,
avec ses murs bleus qui s’effritaient,
des appartements rue Tchernikovsky
et Zeitlin, avec le mimosa
qui fleurissait rose. Raconte-moi ces lieux
où tu voyageas, la chaleur sud-africaine,
le mont Sinaï
qui semblait enflammé,
les plages de sable blanc, le soleil qui te
brunissait la peau
comme une châtaigne, comme quand tu étais petite,
le poisson argenté qui nagea
près de toi dans la Mer Rouge,
et le haut minaret que tu escaladas au Caire
marche par marche dans le noir,
le soleil qui s’empourpra au-dessus
de la ville une fois que tu parvins au sommet.
Je veux que tu me décrives cette nuance
de rouge. Je veux savoir qui te tint la main
durant ce voyage, que tu me racontes les fois
où ton cœur se brisa et celles où tu brisas
des cœurs, raconte-moi chaque
transgression.
Raconte-moi ce jour de juin
où tu te marias
sous un olivier, et la brise qui souleva
ton voile.
Je veux savoir ce que tu ressentis
en t’avançant vers l’homme que tu élus,
celui qui glissa un anneau d’or
à ton doigt et brisa
une coupe avec son pied. Raconte-moi le bris du
verre.
Raconte-moi les heures
de ton mariage, fredonne-moi
les airs des chansons qui passèrent ;
j’aimerais
les chanter moi-même.
Raconte-moi comment vous
vous disputiez, toutes ces fois
où tu lui dis que tu le quittais,
et la fois où tu partis
sans penser que tu reviendrais.
Dis-moi ce qui te fit revenir,
pourquoi tu remis tes habits dans la
penderie
et tes livres
sur ton bureau. Parle-moi de ton travail,
de tes trouvailles en bibliothèque.
Parle-moi des mots
que tu as écrits, pourquoi
tu les as choisis, pourquoi tu les as assemblés
de telle ou telle manière
sur la page. Enseigne-moi
Walt Whitman. Je ne sais pas
grand-chose sur la poésie.
Je ne sais pas grand-chose sur la métaphore,
sur le fait qu’écrire des poèmes
c’est créer de l’art à partir de la douleur.
Dis-moi comment c’était
après mon départ. Je suis triste de n’avoir pas été là
pour te consoler. Dis-moi, qui
était là pour te consoler ?
Quand tu seras là, nous aurons si peu,
si ce n’est du temps. N’aie pas peur
de la vie qui se précipite,
que ta vie soit aussi large
qu’un fleuve ou aussi étroite qu’un ruisseau,
ce qui compte c’est sa profondeur
à tes yeux.
Quand tu étais petite, je te racontais
cette histoire de nénuphars géants
où l’on pouvait s’asseoir en tailleur. Des milliers
flottent sur les eaux d’ici. Nous aurons
l’éternité et plus jamais
nous ne nous éloignerons
l’un de l’autre. Laisse le monde oublier notre
existence.
Nous sommes toujours en vie. Et je dis :
Quelle chance d’être toujours en vie.
Matthieu Gosztola
* Leurs franges, leur mouvement inlassable…
Dara Barnat est née en 1979. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses revues aux États-Unis et en Israël. Elle est l’auteur du livret de poèmes Headwind Migration (2009), ainsi que de traductions et d’essais. Dara détient un doctorat de l’École d’études culturelles de l’Université de Tel Aviv. Sa thèse a examiné l’influence de Walt Whitman sur la poétique judéo-américaine. Elle enseigne la poésie et le creative writing.
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A propos de l'écrivain
Dara Barnat
Dara Barnat est née en 1979. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses revues aux États-Unis et en Israël. Elle est l’auteur du livret de poèmes Headwind Migration (2009), ainsi que de traductions et d’essais. Dara détient un doctorat de l’École d’études culturelles de l’Université de Tel Aviv. Sa thèse a examiné l’influence de Walt Whitman sur la poétique judéo-américaine. Elle enseigne la poésie et le creative writing.
A propos du rédacteur
Matthieu Gosztola
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Rédacteur
Membre du comité de rédaction
Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.
Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.
Site Internet : http://www.matthieugosztola.com