Danse noire, Nancy Huston
Danse noire, 21 août 2013, 347 p. 21 €
Ecrivain(s): Nancy Huston Edition: Actes SudMilo est à ses derniers jours, à l’hôpital. Autour du dialogue d’écriture qu’il entreprend avec le réalisateur Paul Schwartz, Nancy Huston va dérouler la trame d’une vie, et de trois générations.
Saga du temps et de l’espace que ce roman, tissé de destins croisés ou plus exactement de destins croisés et légués. Car la dette, celle de l’héritage des ancêtres, pèse ici de tout son poids. Milo est fils de Declan, lui-même fils de Neil, l’Irlandais qui a grandi naguère au milieu des déchirements de son pays natal. La guerre civile des années 10. Elle le hante encore cinquante ans plus tard. De même que le hantent les souvenirs de ses proches d’autrefois parmi lesquels, au-delà de sa famille, des amis comme James Joyce ou William Butler Yeats. Neil aussi aurait voulu être un écrivain célèbre mais la vie … Alors les souvenirs du grand Joyce occupent le terrain laissé en friche :
« D’après la rumeur, il venait de signer un contrat d’édition pour un recueil de nouvelles sur Dublin, et avec Thom on se demandait si on pourrait y lire des récits de ce tonneau-là, des histoires évoquant le dessous du dessus, le sombre du clair, l’enfer du paradis. Jimmy oserait-il s’exprimer en public comme il le faisait en privé, pérorant dans un mélange ahurissant d’anglais, de gaélique et de latin sur ses prouesses priapiques avec les messalines de Monto ? »
Nancy Huston aussi joue avec les langues : le français, l’anglais (non traduit dans de larges pages du livre), mais aussi le langage musical, ici composé d’un rythme lancinant, itératif, obsédant. Le rythme d’un montage filmique car c’est d’un film qu’il s’agit, dont le metteur en scène est venu tisser la trame scénarique avec Milo. En tissant la structure de ce film, Nancy Huston tisse en écho celle de son roman :
« Il nous reste don trois minutes de la précieuse première dizaine pour faire exister la troisième mèche de notre histoire, après quoi on pourra commencer à tresser. Au-dessus, au-dessous et au milieu ; au-dessus, au-dessous et au milieu … »
La route de la transmission est des plus hasardeuse bien sûr. Emerge, en VO (quel anglais, quel accent !) la figure attachante et étrange d’Awinita, amoureuse de Declan et future mère de Milo. Petite pute indienne déjantée mais tendre, allumée par la capoeira brésilienne.
Et pour Milo la route est encore plus dure. De famille d’accueil en famille d’accueil dans le hasard de la bonté des uns, de la cruauté ou l’indifférence des autres. Avant d’arriver enfin sous le toit d’un grand-père, Neil, fantasque, inconséquent mais au grand cœur et qui va l’aimer à sa manière et l’initier à sa manière à la vie. Au grand dam de Marie-Thérèse, la compagne de Neil, scandalisée par ses « principes » d’éducation !
« Arrête de blasphémer papa… Pis arrête d’apprendre à Milo à blasphémer, faut donner l’exemple ! J’veux pas qu’tu lui bourres le crâne avec tes athées d’écrivains. Tu l’as fait avec mes frères, résultat c’est tous des incapab’, des pelleteux d’nuages. M’entends-tu Milo ? C’est pas un métier, la littérature, c’est des bulles. Rien qu’des bulles ! »
Pourquoi les passages – essentiellement liés à Awinita, la mère indienne de Milo – ont été gardés en anglais (au risque tout de même de gêner les non anglophones qui devront avoir recours systématiquement aux notes de bas de page) ? Il est probable que ce choix de Nancy Huston est dû à sa volonté de marquer plus encore la différence culturelle du personnage. Comment traduire l’accent inimitable d’Awinita ? Le choix de Nancy Huston renvoie, qu’elle le veuille ou pas ?, aux thèses différentialistes qu’elle a eu l’occasion d’exposer récemment dans une interview au Monde et son univers dans ce livre est en effet kaléidoscopiques à travers la saga d’une famille pétrie d’interculturalité.
Maîtresse de la structure narrative et d’une langue (de deux langues ?) impeccable, Nancy Huston nous offre un roman chatoyant et vif, couvert en fond d’écran par le passé douloureux de l’Irlande.
Leon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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