Dans les ruines, Les massacres d’Adana, avril 1909, Zabel Essayan
Dans les ruines, Les massacres d’Adana, avril 1909, trad. arménien Léon Ketcheyan, postface Gérard Chaliand, 324 pages, 10 €
Ecrivain(s): Zabel Essayan Edition: Libretto
Cilicie, avril 1909. Les massacres qui surviennent dans cette province de l’empire ottoman, vont faire une trentaine de milliers de morts en quelques semaines, dans la population arménienne.
La Cilicie fut aux 12ème et 13ème siècles un royaume arménien où les croisés, en route pour Jérusalem, furent accueillis. Cette province était donc à majorité arménienne depuis l’établissement de ce royaume, nommé aussi royaume de la Petite Arménie.
Les Arméniens de l’empire ottoman ont subi, à différents moments de l’histoire, des périodes de massacres qui alternaient avec des périodes de « calme » relatif. En 1895, les massacres perpétrés sur les Arméniens firent 200.000 morts. La Révolution des Jeunes Turcs, en 1908 fit espérer une égalité de tous les sujets ottomans. Mais, un an plus tard, la tentative du sultan Abdul Hamid de reprendre le pouvoir fut jugulée et les massacres reprirent en Cilicie, sous l’égide du parti des Jeunes Turcs, en qui les minorités, dont les Arméniens, avaient fondé des espoirs…
Trois mois après, en juillet 1909, Zabel Essayan fait partie d’une délégation afin d’organiser le rassemblement des orphelins arméniens. Dans les ruines est le récit des entretiens qu’elle a eus avec de nombreux rescapés des massacres, orphelins mais également des veuves qui ont perdu leur famille, des vieillards et quelques hommes valides.
Ainsi à Adana où la violence des massacres fut, comme souvent durant ces quelques semaines, le fait d’une « populace enivrée de haine », violence qui semble n’avoir connu aucune limite à en croire les détails que donne l’auteure sur l’état de souffrance des enfants orphelins. « La majeure partie des enfants hospitalisés étaient amputés. Seuls quelques-uns étaient tourmentés par une fièvre persistante. Le visage grimaçant de souffrance, pâles comme des morts, le regard éteint, les lèvres sèches et décolorées, ils laissaient tous, sans exception, une impression accablante… Souvent, dans leur chuchotement plaintif, on entendait un mot sacré, avec un appel suppliant et désespéré. Maman… »
Ou encore, un peu plus loin : « Ce que nous vîmes alors, un être humain a du mal à l’imaginer. Un petit garçon d’environ neuf ans, le corps presque entièrement disloqué, tendait un cou crispé, d’une inimaginable finesse, de sous la couverture ; (…) Nos larmes séchèrent sur nos paupières. Un spectacle cruel et de mauvaise augure nous prit à la gorge… Ses membres étaient maintenus dans des attelles de bois et son corps pitoyable d’enfant, enserré dans des bandages, était immobilisé sur le lit. Deux minces tiges sortaient des bandages, deux incroyables baguettes… les parties inférieures de ses jambes (…) Ce corps, dont chacun des muscles restait tendu sous l’effet de la douleur… nous rendit fous. Que devait donc expier cette douleur, pourquoi le martyre de cet enfant ? Nous évitions de nous regarder les uns les autres, tant les sentiments qui nous agitaient étaient confus et intenses ».
Et cet autre témoignage, sinistre, un tableau d’une rare violence quand l’auteure et ceux qui l’accompagnent découvrent un dôme de terre, puis un autre et d’autres encore, autant de cadavres d’enfant en décomposition enterrés à la hâte par les meurtriers.
Cet autre épisode, dont l’écho se fit entendre durant la deuxième guerre mondiale : « Au dernier moment, notre guide arménien s’approcha de nous et proposa d’aller également visiter l’église dans laquelle des gens avaient brûlé en grand nombre. Dans le désespoir de leur fuite, des gens poursuivis par les flammes et aveuglés par la fumée avaient grimpé sur les murs. Dans les ruines, on peut encore apercevoir les empreintes de leurs mains ensanglantées ».
Zabel Essayan s’est aussi entretenue avec de nombreuses veuves, souvent relativement jeunes, puisque les maris, qui pour la plupart ont résisté aux agresseurs, furent massacrés. A son arrivée dans le bourg de Hamidiye, quelques veuves ont accueilli l’auteure et ses compagnons de la délégation par ces paroles : « Ils nous ont massacrés ! Ils nous ont massacrés, ont enchaîné les survivants et pendu les résistants !… Fuyons ! Fuyons… ! Je vous en supplie ! Pour nous, le soleil dans ce pays a cessé de briller… ». Dans ce même bourg, Zabel Essayan témoigne de la violence en ces termes : « Notre fourgon roulait à ce moment-là dans les quartiers en ruine. A nouveau des ossements carbonisés, des traces de sang noircies, des chiffons calcinés. Ici ou là, des corps ou des restes humains, qui s’étaient lentement décomposés sous le soleil, exhalaient leur putréfaction et rendaient l’atmosphère caniculaire irrespirable ».
Zabel Essayan fut non pas le témoin des massacres mais des ruines et de la désolation dans lesquelles le pays, la Cilicie, sombra. Humainement plus que condamnables, ils ruinèrent aussi une économie que les communautés arméniennes avaient patiemment construite. C’est à la renaissance de leur communauté, dans ces contrées dévastées, que les Arméniens œuvrèrent ensuite, mais pour un temps qui leur était compté, puisque le génocide de 1915 devait « éradiquer toute trace arménienne dans l’empire ottoman ».
Guy Donikian
- Vu : 4491