Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan, Guillaume Perrier, par Gilles Banderier
Dans la tête de Recep Tayyip Erdoğan, Guillaume Perrier, Solin/Actes Sud, janvier 2018, 236 pages, 19 €
La photographie a fait le tour du monde en suscitant l’hilarité des réseaux « sociaux », ces caisses de résonnance de la bêtise et de la vulgarité universelles. Le cliché a été pris début janvier 2015, dans l’escalier d’honneur du palais de Beştepe, immense construction de mille cent cinquante pièces et deux cent mille mètres carrés, édifiée à Ankara. On y voit la silhouette longiligne et plutôt fluette du président Erdoğan (qu’on imagine difficilement se livrer aux mêmes démonstrations de force physique que Vladimir Poutine – peut-être n’en éprouve-t-il pas le besoin, après tout), entouré d’une garde prétorienne en costumes anciens, représentant les seize empires, plus ou moins mythiques, fondés par les Turcs au fil du temps. Il faut ne rien connaître à la Turquie, à ses équilibres profonds, mais aussi à ses déchirements, à ses contradictions, pour trouver cette photographie amusante. Comme la Russie, la Turquie est un pays en longueur, à cheval sur deux continents, pourvu – comme la Russie – de deux « capitales », l’une côté européen, l’autre côté asiatique ;
un pays dont une partie de la population est éduquée à l’occidentale et dont l’autre partie vit encore comme on vivait il y a plusieurs siècles ; un pays où Mein Kampf et Les Protocoles des sages de Sion sont des succès de librairie, vendus à découvert (ce qui éclaire d’un jour cruel les débats qui ont lieu en Europe de l’Ouest, autour de la réédition de ces œuvres) ; un pays musulman, jusqu’à une date récente allié d’Israël, où les avions militaires de l’État hébreu venaient chercher la profondeur stratégique qu’ils ne pouvait trouver dans leur propre espace aérien. Le célèbre prédicateur Fethullah Gülen, accusé de tous les maux après le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 (pendant que la France avait les yeux tournés vers Nice), un ancien allié du président Erdoğan, prônait une alliance forte avec Israël.
Cette photographie du président turc et de sa garde offrirait-elle, au même titre que les mehter, ces soldats vêtus comme à l’époque des sultans et qui participent à certaines manifestations officielles, un condensé de l’idéologie « néo-ottomane » en vigueur à Ankara ? Guillaume Perrier ne paraît pas y croire. Selon lui, M. Erdoğan est avant tout un extraordinaire politicien. Nul n’en doutait : quand un homme remporte les élections année après année, cela signifie que nous ne sommes pas en présence d’un « accident électoral », comme la France en a connu. M. Erdoğan a su capter les attentes de son peuple. Qu’elle semble loin, l’époque où une femme, Tansu Çiller, occupait le poste de premier ministre… M. Erdoğan s’appuie, en France et en Allemagne, sur une diaspora chauffée à rouge et à blanc lors de grandes réunions publiques, diaspora d’autant plus acquise au président qu’elle est protégée par les lois de son pays d’accueil et qu’elle ne subit pas en première ligne les conséquences de la politique intérieure turque. M. Erdoğan est-il guidé par l’opportunisme le plus dépouillé, donnant un coup de volant tantôt dans une direction, tantôt dans l’autre, ou obéit-il à une vision à long terme, connue de lui seul ? Il est difficile de le dire. On pouvait créditer son ancien bras droit, Ahmet Davutoğlu, le « Kissinger turc », d’une idéologie structurée, exposée dans un livre et de nombreux articles. Chez le président turc, certains traits de pensée n’en paraissent pas moins constants : le complotisme, l’antisémitisme (en 1975, encore étudiant – il est né en 1954 – M. Erdoğan avait joué dans une pièce de théâtre dénonçant les Juifs, les francs-maçons et les communistes – p.93), la démocratie envisagée comme moyen et non comme fin (« La démocratie n’est pas un but, c’est un moyen. La démocratie est comme un tramway. Quand on est arrivé au terminus, on en descend », p.50), la volonté de fermer la parenthèse du kémalisme, sans renier tout à fait cet héritage. M. Erdoğan ne se veut pas le chantre d’une contre-révolution intégrale. Il conserve de Kemal Atatürk ce qu’il en juge bon et ce ne sont pas les aspects les plus aimables du kémalisme (mais ils en font partie) : l’autoritarisme, le culte de la personnalité et la conviction que la Turquie occupe le centre du monde (comme Georges Dumézil l’a raconté, Atatürk était persuadé que les civilisations de l’Égypte, de Sumer et de la Grèce avaient été fondées par des Turcs).
Pour le moment, tout se passe comme si la Turquie était redevenue « l’homme malade » de l’Europe. Le concept de « démocrature » décrit ce qui s’y passe, surtout depuis le coup d’État de juillet 2016, après lequel beaucoup de monde s’est retrouvé entre six planches ou, pour les plus chanceux, quatre murs. Face à cette dérive autocratique (mais est-ce vraiment une « dérive » ?), l’Europe s’est contentée de couinements à peine audibles. Elle a tout de même mis entre parenthèses le processus d’intégration de la Turquie, mené en dépit de l’Histoire et du bon sens, par aveuglement idéologique (c’est parce que la Turquie n’était pas intégrable à l’Europe qu’elle devait y être intégrée, semblait-on dire à Bruxelles). M. Erdoğan est décidé à rester au pouvoir jusqu’en 2029 (l’année de ses soixante-quinze ans) au moins et son pays entend exercer un magistère sur le monde musulman, avec l’autre puissance politique et spirituelle qu’est l’Iran (on notera que ce sont deux pays non-arabes, ce qui explique en partie le retour du royaume saoudien sur le devant de la scène). On se gardera en outre d’oublier que la Turquie est le château d’eau du Proche-Orient, ce que M. Erdoğan sait, qui pourrait être tenté d’exercer une « diplomatie du robinet ». Quel sera le destin de ce personnage hors-normes ? Finira-t-il adulé comme un nouveau Soliman le Magnifique, un nouvel Atatürk (« père des Turcs ») ou au bout d’une corde, comme son prédécesseur et modèle Adnan Menderes, destitué par un coup d’État militaire et dûment pendu ? Affaiblie par des purges successives, l’armée ne semble pas capable de renverser quelque régime que ce soit (M. Erdoğan a entrepris de canaliser l’énergie belliqueuse de ses troupes en les envoyant combattre) et de remettre la Turquie sur les rails de la démocratie. Au reste, est-ce le souhait de la majorité des Turcs ?
Gilles Banderier
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