Dans la tête d’Andrew, E. L. Doctorow
Dans la tête d’Andrew (Andrew’s Brain), traduit de l’américain par Anne Rabinovitch novembre 2016. 191 p. 21 €
Ecrivain(s): Edgar Laurence Doctorow Edition: Actes Sud
Juste avant de quitter ce monde l'an dernier, Edgar Lawrence Doctorow nous a fait un dernier cadeau littéraire. Somptueux, révolutionnaire, il dynamite toutes les règles du récit classique et nous livre un roman beau à pleurer. Un monologue à trois voix. Est-ce possible ? Un narrateur, le narrateur devenu lui et les relances ou brefs commentaires du psy. Andrew est cerné par les tenants de la question sur lui-même. Il doit avouer, se dire, se pleurer, s’amender, parvenir peut-être à la rédemption ?
Mais il ne faut pas s’y tromper : ce « trilogue » intérieur masque un véritable vacarme et les voix qui s’y mêlent sont celles des vies d’Andrew, multiples et tumultueuses, traversées de moments lumineux et – toujours et durement – de douleurs incurables. Andrew le fils, le mari, le père, le divorcé, le veuf. Andrew le bourreau parfois, la victime toujours. On pense à l’arc d’Héraclite, dont le nom est vie et dont l’œuvre est mort. Andrew regarde et dit sa vie avec lucidité et sans jamais verser dans la plainte. Au contraire, il est d’une sévérité impitoyable avec lui-même, accordant aux autres toutes les vertus, à lui tous les vices. Et même ses vertus, nous dit-il, ne sont qu’apparences.
« Même si je suis généreux, et que je m’efforce d’être bien intentionné et serviable, en fin de compte, pour le meilleur et pour le pire, je n’éprouve rien. Dans le tréfonds de mon être, quoi qu’il arrive, je reste glacé, impénétrable au remords, au chagrin, au bonheur, bien que je joue assez bien la comédie, au point de me tromper moi-même. Je veux dire que je suis effroyablement, à jamais, insensible. Mon âme réside dans la froidure d’un lac sans fond, calme, immobile, magnifique, dénué d’émotion, baigné de silence. »
Et, autant le dire haut et fort : tout ce livre est une sublime démonstration du contraire. Andrew est blessé par la vie à jamais, Andrew est sensible, Andrew souffre. Et la magie de Doctorow est de nous faire partager cette souffrance. Mieux encore, de nous faire jaillir en pleine face nos propres douleurs. « Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » écrivait Victor Hugo dans les Contemplations. La puissance de ce roman touche au souffle universel qu’il délivre.
Deux douleurs majeures ravagent au fond Andrew. Deux mortes. Elles nous renvoient à la condition humaine, à la mort, au manque, à la perte. Doctorow écrit les plus belles pages sur la douleur depuis « Connaissance de la douleur » de Carlo-Emilio Gadda. Il pénètre au plus profond de l’absence, du vide, des pauvres moyens des hommes pour y survivre.
« Le sens moral des disparus réside dans les voix dont nous avons gardé le souvenir. Ce fragment de voix qui le restitue alors qu’ils ont cessé d’exister, c’est ce qui demeure de leur présence après la mort. »
Il faut ici saluer le parfait travail de traduction d’Anne Rabinovitch qui nous restitue, jusque dans le ciselage des sons sourds, la beauté de ces lignes.
L’autre magie de ce livre vient d’une question lancinante qui se pose au lecteur : mensonge ou vérité ? Andrew parle à son psy, scène idéale pour mêler étroitement souvenirs authentiques et constructions imaginaires, quelle qu’en soit la fonction. La rencontre avec les parents de Briony, l‘amour de sa vie, des lilliputiens qui semblent sortis d’un cirque ou d’un conte pour enfants est trop ahurissante pour être vraie ; ou bien encore ces quelques semaines passées à la Maison Blanche en tant que conseiller du Président des Etats-Unis, semblent plus proches du fantasme que du réel. Peu importe. C’est d’écriture que Doctorow nous parle, c’est-à-dire d’univers où les morceaux de réel et les traits d’imaginaires sont étroitement imbriquées dans le génie de l’écrivain. Il nous parle de la nécessité pour l’écrivain de se protéger contre le trop d’autobiographie, tentation que tous connaissent.
« Mais il est dangereux de regarder au fond de soi. De franchir des miroirs sans fin qui vous éloignent de vous-même. C’est aussi une ruse du cerveau, qui vous empêche de vous reconnaître. »
Et, comme un écho à ce danger annoncé, Doctorow nous offre encore des lignes sublimes sur la douleur :
« J’entends des voix silencieuses, des fantômes surgissent de mon sommeil et s’attardent près du mur, se tordent d’angoisse, se recroquevillent, se contorsionnent sous l’effet de la douleur, m’appellent à l’aide sans un mot. Je crie « Qu’est-ce que vous me faites ! et je retombe sur le lit, fixant le plafond noir, ma cellule redevenue un obscur cinéma où un film d’épouvante muet est sur le point de commencer. »
Testament littéraire assurément, ce dernier roman du maître new-yorkais dit la liberté de la littérature, sa capacité à s’affranchir des frontières du réel mais aussi, surtout, sa capacité à œuvrer pour le pardon.
On n’oubliera pas les derniers mots écrits par l’écrivain Edgar Lawrence Doctorow :
« Les bêtises inventées par Mark Twain à l’heure du coucher de ses enfants. Il est leur protecteur, et le monde est un lieu sûr et douillet à l’heure de les mettre au lit. Quand elles seront grandes elles se souviendront de cette histoire et riront avec de la tendresse pour leur père. Car c’est cela sa rédemption. »
Léon-Marc Levy
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
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