Dans la mansarde, Marlen Haushofer (par Delphine Crahay)
Dans la mansarde, Marlen Haushofer, août 2019, 222 pages, 7,80 €
Edition: Babel (Actes Sud)
« Il est difficile d’imaginer à quel point
nous avons rendu notre univers étriqué et misérable »
Un drôle d’oiseau
Dans la mansarde commence et se termine un dimanche, au réveil, dans le lit conjugal de la narratrice qui rend compte, à chaque fois, d’une de ces sempiternelles et oiseuses chamailleries de vieux couple, devenues rituelles et qui en étayent l’édifice branlant et fissuré. Entre ces deux matins, une semaine comme les autres, à un détail près : un épisode éprouvant de son passé ressurgit inopinément, sous la forme d’enveloppes jaunes déposées dans sa boîte aux lettres et qui contiennent chacune une partie du journal intime qu’elle avait écrit à cette époque, frappée d’une soudaine surdité, elle avait été envoyée quelques mois dans une cabane forestière, sous la surveillance d’un garde-champêtre peu amène.
C’est depuis ce moment – autant dire depuis toujours ! – qu’il a fallu feindre d’oublier, que l’édifice de son mariage est caduc, et c’est là un des thèmes principaux de l’œuvre : la vie conjugale et tout ce qu’elle comporte de silences et de non-dits, d’enfouissements et de voilements, de faux-semblants et d’hypocrisie – de rustines et de lévitation au-dessus d’œufs déjà cassés. Raisonnable et comme si cela ne la concernait pas vraiment, la narratrice décrit une relation sclérosée entre deux époux qui se bornent à en effleurer la surface, manifestant une prudente courtoisie et une réserve tout aussi avisée. Elle commente les habitudes et les manies d’un homme qu’elle connaît à la fois très – trop – bien et très mal, et nous raconte par le menu ses journées de femme au foyer, ses rares sorties. Précise et nuancée, lucide et résignée, elle montre, assez froidement, comment on peut, jour après jour, vivre côte à côte sans vivre ensemble, chacun dans sa solitude, jouant « une scène qui ne sonne pas vraiment juste mais qui se substitue très bien à l’autre scène, la vraie, qui, elle, n’est jamais jouée ».
Marlen Haushofer explore aussi le thème de la maternité, d’une façon qui nous a semblé intéressante et peu courante : la relation que cette mère entretient avec ses enfants est distante, détachée. Ce n’est pas qu’elle les néglige : elle a toujours veillé à ce qu’ils ne manquent de rien. Cependant elle semble loin d’eux, comme si cela ne la concernait pas vraiment non plus, ou plutôt comme si cela ne concernait qu’une partie de son être : celle qui, superficielle, se plie aux usages, aux exigences de sa condition et de son milieu, accomplit les gestes attendus, veille à « rassembler des forces grâce auxquelles on occupera dignement le temps qui passe », sait que « la proximité est chose trop écrasante » et que « certaines règles existent selon lesquelles il faut vivre, même si la vie y perd toute couleur et tout attrait ». Cette partie, c’est la même que celle qui est concernée par sa vie conjugale. Et ce n’est que l’écume de son être.
Ce qu’elle est, c’est bien davantage et bien autre chose ; c’est ce qui fait le sel et le suc de ce récit. Elle est cette femme qui a des « pensées de mansarde », comme elle dit ; cette femme qui réfléchit beaucoup, trop même, et qui sait que cela, chez elle, « n’engendre que désarroi et malheur ». Elle est une dessinatrice avortée aux « talents […] très restreints » et limités aux oiseaux, aux reptiles, aux insectes et aux poissons, qui désespère de parvenir un jour à dessiner un oiseau « qui ne serait pas le seul oiseau sur terre »… Surtout, elle est, comme beaucoup d’épouses de sa génération, une femme empêchée, qui vit d’une vie éteinte, en demi-teinte, en sourdine, depuis une éternité. Quand elle peut, elle se réfugie dans sa mansarde, sa chambre à soi, lieu de réclusion plus que d’émancipation, où elle peut, sinon être « elle-même » – nous pensons qu’elle est trop entravée, trop conditionnée pour atteindre cet état, qui est peut-être, du reste, une chimère – du moins tomber le masque, se déplacer et respirer un peu plus librement. Elle a quelque chose d’une excentrique renclose, d’une chrysalide jamais épanouie, d’une originale introvertie ; quelque chose de l’étranger, aussi. L’agrément de sa conversation – car c’est bien une conversation qu’elle nous tient, de celles que l’on lie avec des intimes – vient de ce qu’elle est sans façon et mêle sans hiérarchie les considérations les plus anodines, les plus triviales, aux réflexions qui analysent et interprètent son existence, son histoire, et aux mouvements secrets de son cœur et de son esprit. Elle tient ces propos avec une simplicité franche et sagace, sans se plaindre ni se complaire, comme si elle se bornait, non sans une pointe d’ironie, à constater. Sa voix est singulière, affirmée et empêtrée tout à la fois, et nous ne pouvons nous défendre d’une sympathie foncière, quoique parfois perplexe et agacée, pour cette drôle de dame – et pour l’auteure, qui nous convie à ce curieux tête-à-tête, empreint d’une bizarrerie revigorante et d’une morne drôlerie.
Delphine Crahay
VL3
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