Dans l’arc d’un regard de caryatide, Carmen Pennarun (par Patrick Devaux)
Dans l’arc d’un regard de caryatide, Carmen Pennarun, éditions L’amuse Loutre, poésie, juillet 2019, 152 pages, 18 €
Les textes, les poèmes dégagent, de concert avec les photos personnelles de l’auteur, une sensualité sérieuse captant le geste, l’émotion, le regard. Carmen, dédicaçant son œuvre à Francesca Woodman, rend cette dernière non seulement vivante mais présente : « Plus loin/ la vie/ s’est rêvée Poésie/…/ Sa vérité de parole/ est l’âme jumelle/ de la photo développée/ Sincères dans l’œuvre/ de papier, toutes deux/ se dévoilent pour mieux/ s’effacer/ Elles dépouillent l’âme/ et labourent l’esprit/ de sillons de lumières/ Un marquage/ par flashs terrestres ».
La recherche de spontanéité artistique parcourt ces textes où les mots se font évanescence et sensualité.
« Elle aurait voulu monter son indifférence/ en volutes de ramages sensuels/ et courir et rire habillée de vieilles fripes/ bohémiennes/ Retrouver le sauvage/ d’une nature qui était sienne/ Elle aurait aimé/ prendre en photos les reflets/ autres que son propre visage/ et lire sur l’objectif l’expression/ au-delà de l’absence d’un sourire » : cet extrait se sert d’un conditionnel insistant pour suggérer l’inabouti, une sorte de défaillance positive car elle motive la continuité.
Carmen se met dans le sillage de Francesca Woodman, la photographe qu’elle admire, en revêt la peau et la profondeur, avec toutefois cette différence d’avoir force de persistance.
Le fait de choisir pour l’œuvre écrite des photos ramenant à un passé relativement éloigné ramène évidemment à la trop jeune défunte, faisant songer aussi à ce temps travaillé aussi dans les poèmes de Carmen, à la façon des peintres Paul Delvaux ou Gaston Bogaert.
La cohésion artistique suggérée, en décalcomanie de Francesca Woodman retouchée en quelque sorte par la poésie (de la même façon qu’on retouche une photo), m’a fait penser aux photos de Manuel Neri cachant d’un trait de peinture les nus de sa muse et épouse Mary Julia Klimenko, modifiant ainsi l’œuvre pour en créer une neuve. Car bien évidemment, c’est l’œuvre nouvelle que le lecteur a dans l’œil puisque, en effet, « les poèmes sont des fenêtres, conduisant (ils conduisent) le temps présent vers de nouvelles dimensions, insoupçonnées, et pourtant inscrites dans l’espace ».
Certains clichés font office de salle aux mots perdus où s’active la fantôme (photo page 72), « les personnages/ toujours prêts à s’enfuir/ – dont une partie du corps/ échappe à l’enfermement ».
Omniprésente dans le texte, mais jamais vraiment représentée, la photographie s’exprime bien entre ce qui a été, est ou subsiste et ce qui aurait pu être : « Sa philosophie ne reflètera pas/ la vie dépossédée de son essence/ – des contours vides de sens/ Elle accolera la fragilité de sa nudité à la mort/ Elle trompera le temps/ en jouant avec une stèle/ comme si elle était fenêtre ».
Le temps lui-même est ramené au mythe de Sisyphe à perpétuité puisque lui seul (« le temps seul ») « peut broyer le silence/ en extraire une couleur intense/ clarifier les pensées terrestres/ que (la) tristesse empêche de vibrer/ et tendre à la virtuosité/ nos vies singulières ».
Subsiste alors, sans doute, cet effacement progressif du cliché photographique qui, ramené souvent à l’époque de la jeunesse de l’auteur, Carmen Pennarun, évoquerait, telle la Caryatide, un espace-temps raccourci qui diminue la durée tout en l’éternisant : la civilisation a disparu ; sa substance d’être se mire pourtant dans chaque œil qui, si pas pour l’éternité, pour un long moment encore, se multipliera dans chaque regard.
Le temps trace derrière lui le camion-balai de l’instant argentique se fondant lui dans le texte : « J’ignore les fantômes/ mais je connais l’ange/ qui derrière moi me pousse » nous dit l’écrivaine. En effet, Carmen se sert du battement de cœur des pierres pour évoquer la fragilité : « Tu n’es pas responsable des battements du pouls du monde, mais apaise le tien/ et l’unisson résonnera plus harmonieux ».
Le mimétisme prend possession de la réciprocité quand l’auteur évoque la jeune et géniale photographe trop tôt disparue (volontairement), s’appuyant sur l’italique de quelques rares mots repris dans le journal de Francesca.
Je vous laisse avec eux : « Comment devenir le décor ? Faut que je fasse couler les choses, plein d’air dans la tête aujourd’hui… ». Une sorte de vide qui pourtant comble et remplit, telles les caryatides, portant sur leurs têtes l’arc de triomphe du temps mis à l’heure de la résistance.
Patrick Devaux
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