D’une guerre l’autre par Michel Host
Un jour de guerre vu des étoiles (récit), Ramón del Valle-Inclán, Gallimard Folio-Bilingue (n°186), février 2014, traduit de l’espagnol et annoté par François Géal et son atelier de traduction de l’É.N.S. (1), 216 pages (Illustr. couleur), 11,70 €
Les couleurs de la musique, D’une guerre à l’autre au temps du cinéma muet (récit) Anne Lauwers, L’Harmattan-Belgique (Illustr. de couverture Nell Boulet), avril 2014, 148 pages, 14 €
Un jour de guerre vu des étoiles, de Ramón del Valle-Inclán
« – Saleté de temps et saleté de guerre ! Quand donc cela finira-t-il ! – Ça n’en finira jamais ! », Ramón del Valle-Inclán
On ne sait plus trop ce qu’est une guerre dans notre Europe de 2014, et c’est tant mieux. La dernière, dite « seconde » et « mondiale », nous est sans cesse remise en mémoire par des documents connus ou inédits, visibles sur nos petits écrans. L’avant-dernière, qualifiée de « grande » a fait, cette année, l’objet d’une utile commémoration. Grande ? Pourquoi ? Par le nombre des morts sur notre sol, près de trois millions : français, anglais, américains, alliés, troupes auxiliaires, allemands… On ne compte ni les blessés ni les victimes civiles. Grande aussi car elle fut la première guerre « technologisée » (2) et industrialisée : emploi des gaz mortels (l’ypérite), des chars, de l’aviation et d’une artillerie démesurée… Notre pays – qui s’en souvient ? – finit vainqueur mais dévasté sur la moitié de son territoire et saigné à blanc quant à sa population.
Oui, on ne sait plus trop l’odeur de mort de la guerre. Nous devrions y penser, néanmoins, en un temps où des crétins prétendent imposer leur loi au monde (le califat mondial est leur ambition) par le « djihad » (3), et peut-être lire à nouveau, de Joseph de Maistre (penseur peu recommandable, je sais, et d’ailleurs peu recommandé !), le chapitre III de ses Considérations sur la France (4), où il médite ce goût immodéré des hommes pour « la destruction violente de l’espèce humaine » : six guerres européo-américaines de la fin du XVIIe siècle à 1789… – et une effroyable succession de conflits et de massacres entre la fin de la république romaine et la révolution française. Tout ne se dilue pas dans les changements d’époques et la constance du mal est admirable ! Comme l’affirme De Maistre, « c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature ».
François Géal, dans sa lumineuse et très complète préface, nous expose les tenants et aboutissants, les circonstances essentielles de la rédaction et de la publication (5) du récit de guerre de l’espagnol Ramón del Valle-Inclán, nous en dessinant les deux versants principaux : « Perçue en termes cosmiques, la guerre fait ressurgir dans son esprit le chaos primitif des mythologies antiques, mais il est également question d’une guerre d’une cruauté mathématique. En effet, le très francophile auteur de Tyran Banderas, des Sonatas et des nouvelles du Marquis de Bradomín, n’est pas de la pâte idéologique ordinaire : contrairement à toute une partie de l’Espagne germanophile (y compris le roi Alphonse XIII), il s’affiche en partisan ouvert du « Français, descendant de la louve latine », contre « le barbare Germain »… Il est en quelque sorte un afrancesado, comme autrefois, aux « temps glorieux de la révolution » (p.127) et des luttes dynastiques d’Espagne. C’est l’ami d’une France pourvue d’une « âme », consciente de sa future « résurrection », d’une France sainte – « la divine France » (p.155) – par conséquent, toujours dans la main de la divine providence, quoique ces derniers mots ne puissent être prononcés que « sotto voce » par un écrivain admirateur de la Raison, de ses pompes et de ses œuvres. C’est là, il me semble, une attitude paradoxale, tout espagnole, penchée sur « la douce France ravagée » (p.163). L’évocation par Valle-Inclán du sinistre bombardement de la cathédrale de Reims est explicite. Il sait à quel symbole premier et fondateur s’attaquent les barbares Teutons, quel pilier central ils tentent de jeter à terre :
« Reims. Les bombes pleuvent sur la cathédrale (6) … […] et cette chapelle où étaient sacrés les rois de France n’est plus qu’un tas de pierres mutilées. Sur le vieux parvis désert, la rumeur de la guerre acquiert une signification vitale, sacrilège et barbare » (p.177). Inutile de commenter ces dernières épithètes. Son histoire fait la nation, lui donne sa colonne vertébrale, son inépuisable énergie vitale, son âme. Tout ce que prétend détruire le Kaiser.
Si Valle-Inclán a survolé les champs de bataille lors des deux mois qu’il passa en France (mai-juin 1916), s’il a vu les lignes de combat d’un regard « surplombant », dans une « vision stellaire » (F. Géal), s’il a une ou deux fois vu de près les tranchées, les hôpitaux de campagne, les soldats en marche vers le front, il n’en a pas moins rédigé après-coup, de retour en Espagne, les brefs chapitres de son récit. À penser que ce récit ne puisse être qu’invention, travail de la seule imagination fictionnante, on oublierait que l’écrivain est pourvu d’une mémoire aiguë, d’une hypersensibilité imaginative et que ses pouvoirs de re/création sont doublement animés par ses convictions et la force des images terribles de la guerre. Ici joue essentiellement la conscience de ce que les combattants français luttent pour les valeurs les plus précieuses d’une patrie de deux mille ans. Et, comme l’observe avec pertinence le préfacier : « …on ne peut dénier à l’écrivain le droit de produire un objet esthétique à partir d’une matière historique, quitte à prendre des libertés avec le réel ». Valle-Inclán, en effet, ne fait pas œuvre d’historien, mais de poète, et presque de « célébrant », dirais-je, dans un sens purement poétique qu’il serait sans doute nécessaire d’instaurer dans notre langue.
Ce second paradoxe d’une chronique à distance n’en est donc pas vraiment un. Symboliquement, le récit se développe d’abord dans la nuit boueuse des batailles, du sang et des vacillements de l’espoir, quoique l’aube s’annonce à l’horizon, puis dans la dimension du jour, où peut-être la victoire se profile mais reste à conquérir : la dernière image du récit n’est-elle pas celle d’un avion français abattu en plein ciel… L’émotion que le lecteur peut attendre d’un récit de guerre est bien présente, très présente même, du simple fait de la puissance événementielle et de son originalité. L’auteur n’a nul besoin de la rechercher pour elle-même. Une guerre de positions de quatre années est suffisamment porteuse de cruautés de toutes sortes pour qu’on sache la terrible saveur de « la guerre » ! Cela bouleverse et cela suffit. L’auteur n’a nul besoin de tomber dans « l’écueil facile du sensationnalisme… ni du macabre… (pente naturelle pour un Espagnol) » (F. Géal). Disons que R. del Valle-Inclán, tout au long de ces « mini-cycles narratifs », sait parfaitement qu’il convient de relever ce qui fait la spécificité de cette guerre-là : le lecteur retiendra ce que pointe la boussole de sa sensibilité personnelle. Pour ma part, j’ai « vu », plus que je n’ai retenu, la cathédrale de Reims en flammes, la bouillie des chairs humaines mêlées à la terre labourée par les pluies d’obus (7), la douleur discrètement évoquée de deux adolescentes violées par des soudards (ignoble fléau des conflits de tous les temps !), déshonneur du guerrier qu’avec les gaz asphyxiants le récit se devait d’évoquer, les arbres étêtés, moignons lugubres, l’entêtement des alouettes à chanter haut dans le ciel, et surtout peut-être ces dialogues entre soldats, entre civils, entre civils et soldats, témoignant de sentiments divers, d’opinions, de souhaits et d’illusions, de regrets, de plaisanteries parfois, où il n’entre jamais rien de mesquin ou de bas. La méchanceté du discours ne va pas au-delà de celle de la diatribe d’un abbé (p.171) : « L’Allemagne est un peuple en train de naître : elle a la rage de vivre, la rage de désirer, la rage de détruire et de créer qui appartiennent depuis toujours à la jeunesse. Elle marche aveuglément, grisée par l’idée de sa destinée, aveuglée par ses instincts, sans rien savoir du passé, puisque son passé est fait de ténèbres. L’Allemagne incarne le jour de colère ».
La guerre est un « sacrifice » dont l’autel est le « théâtre » des combats, selon l’expression militaire, soit une région, un pays tout entier. La guerre est une démence collective – une « boucherie d’hommes », a-t-on dit ! – dont le romancier a parfaitement, émotionnellement comme intellectuellement saisi toute l’ampleur tragique. Il faut certainement lire Un jour de guerre vu des étoiles (Un día de guerra, visión estelar) (8) afin de redécouvrir ce premier conflit du XXe siècle, car il nous concerne en premier lieu, et il est vu de plus haut et de plus loin.
Les couleurs de la musique, d’Anne Lauwers
« – … a surgi ce cavalier fou, qui chevauche un hongre noir. Il parcourt des paysages désolés, laissant dans son sillage une traînée de soufre », Anne Lauwers
Anne Lauwers est un écrivain (9) en devenir, qui publie son premier récit, histoire et histoires de ses grand-père et grand-oncle paternels, qu’elle avoue à mi-chemin du récit et de la fiction, fondées sur les documents en sa possession, situées « dans les contextes culturel, politique, artistique réels de l’époque ». De quatre époques successives faudrait-il dire : l’avant-guerre 14-18, la guerre, la « Belle époque » qui la suivit, la monstrueuse séquence de la guerre hitlérienne et mondiale. Quoique le texte se cherche, ou plutôt que le lecteur cherche à s’y orienter dans ses premières pages, il ne tarde pas à trouver sa forme – de brefs chapitres chapeautés de thèmes musicaux et de couleurs bien définies –, et son fil directeur, le fil du temps dont Anne Lauwers sait parfaitement restituer les nuances, les odeurs, les atmosphères successives.
En hommage aux deux frères qui firent cette guerre terrible, nous irons ainsi de la Walkyrie wagnérienne et du Violet colombin à la 5e Symphonie de Chostakovitch et à la Terre d’Ombre, fort bien nommée pour un demi-siècle de malheurs. Les deux frères sont au centre du récit : l’un, Neel, dessinateur, artiste du trait, perd la vie au début du conflit, sur le front belge, quelque part sur l’Yser, vers Nieuport et Ypres. L’autre, Louis, violoniste, est aussi le narrateur ; il échappe à la mort et mènera une existence d’artiste, avec femme et enfants, à Paris d’abord, à Bruxelles ensuite, et cela nous conduira aux années 42 et 43. La guerre saisit les jeunes hommes et en fait ce qu’elle veut.
Neel, la joie de vivre et l’énergie en personne, est établi au cœur du récit, dans les faits d’abord, puis dans la mémoire fraternelle et familiale. Les deux frères guerroient côté à côte. Le Rouge Cinabre préside aux événements : les temps ont leurs convulsions audibles dans « le râle des soldats qui meurent ». Louis observe : « Nous nous transformons en bêtes féroces avec une facilité déconcertante ». Quelque part, « une haine trouble » risque de contaminer les esprits et les cœurs. En arrière-plan, la famille (les familles) s’engageant dans des exodes périlleux. Louis, au cours d’un « congé » se rend à Londres, y participe à un concert, y rencontre Eleanor, sa « marraine de guerre »… Il écrit à son frère : « Je suis fou d’amour pour la femme qui m’accueille à Londres… ». La vie tente sa chance dans chaque interstice de paix. Puis c’est la blessure pour Louis, l’hôpital militaire de Calais, de nouveau l’Angleterre. Sur le front, le « nuage verdâtre », l’ypérite, les soldats courant en tous sens, « les yeux hagards, crachant du sang », parfois hachés menu par la mitraille…
La vraie vie est à la poursuite d’elle-même dans un environnement de mort. Elle persiste dans les préoccupations musicales et artistiques des deux frères. Mais bientôt Louis tient dans ses mains « un morceau de la chemise de son frère » où le sang a coagulé, et un « morceau de papier » écrit à l’ami Jos, où Neel a prédit son propre sort : « Je ne sortirai pas vivant de cet enfer ». On ne l’identifiera, en effet, que « grâce à son matricule ». Mama, à la maison, devant les peintures de Neel, tire la leçon de ce premier volet de l’histoire : « Voilà ce que la guerre produit : la destruction de l’amour, de la beauté et du talent » (10).
S’ouvre la deuxième étape du demi-siècle : y président les Mazurkas de Chopin et le Blanc nacré, comme d’une promesse de page blanche. La vie est désormais « sans joie ». C’est néanmoins, pour Louis, la rencontre de Judith, pianiste de son état, et de sa sœur, toutes deux orphelines de guerre. « Le doux profil de celle qui va devenir ma femme se découpe à contre-jour dans le miroitement multicolore d’un vitrail ». Judith : « Plus sage qu’Eleanor », cependant. Dans la continuité du temps s’inscrit la continuité des femmes… Les deux se ressemblent. « Y aurait-il un soupçon d’ambiguïté ? » – s’interroge Louis.
Ce sont alors l’Humoresque, de Schumann, et le Jaune Or. Et Paris. Les « années folles » ouvrent le bal de la vie renaissante. Pour Louis et Judith, la « bande sonore » du cinéma « Le Delta », l’orchestre dans sa fosse est un premier horizon. Les refrains d’Yvette Guilbert et Mistinguett peuvent y côtoyer Mozart, Debussy et Saint-Saëns… Bien qu’à distance, la trépidation de la capitale est sensible et visible. Anne Lauwers excelle à croquer les mouvements de l’art populaire comme ceux de l’art plus inscrit dans l’élan culturel de l’époque, fût-il vu à travers le « Zaoum » (11) et les « happenings dadaïstes ». Nous respirons l’air du temps, ses couleurs, son perpétuel mouvement… des ramdams du Bal Bullier aux ateliers des peintres fauves, cubistes et de l’abstraction en marche. Toutes les formes d’art incendient Paris qui, un soir est changé en « souk mauresque », un autre en cage aux lions, en manufacture, en jungle citadine. Sous la houlette de Tristan Tzara se précise le basculement du monde ancien dans un autre pas encore saisi par l’art nègre et le Travesti Transmental, autre qui peut-être s’effondre aujourd’hui sous nos yeux : « Bruits de cisailles, de machines-outils. Cris de bêtes, onomatopées rauques ou suaves, musique étrange, qui nous ravit ». Sous cette lave bouillonnante, pour Judith et Louis, « le fantôme » de Neel…
La fête peu à peu prend d’autres teintes plus vives ou plus folles. Piet Mondrian. Les Ballets russes. Un enfant est à naître. Contre ou avec « les huîtres sérieuses », le Manifeste Cannibale Dada, Francis Picabia… Irruption massive du cinéma : Charlie Chaplin, évocation replacée dans l’époque du fameuxGold Rush, où déjà de noirs nuages s’annoncent sous les rires… Un garçon est né, il s’appelle Corneel, et ce n’est sans doute pas simple hasard. Les « bolcheviques » se sont installés à l’Est, le pacifisme et toutes les obsessions politiques se cristallisent qui conduisent vers l’étape suivante d’un siècle se disposant à broyer du noir une fois encore… Corneel sera peut-être un homme libre, comme le souhaite son père. Chostakovitch et Bartok maintenant, plutôt que Grieg et Satie ? Les couleurs ? Du Rouge Écarlate au Bleu de Prusse… Interpénétration, heurts des vies personnelles et des événements publics.
Un doute cependant s’insinue : « Il se pourrait que le temps fasse semblant d’avancer » (p.56). Dans un sens : irruption du jazz, du swing… Joséphine Baker, le charleston, le fox-trot… Armstrong, Bechet…, puis dans l’autre : Louis et Judith se désaccordent : déjà elle voit pointer le matérialisme consumériste quand Louis se délecte des polyphonies de Léonin et Pérotin. Un autre garçon est né, il est appelé François.
On part au Havre. La couleur vire doucement au Gris Tourterelle. On musiquera au cinéma l’Alhambra. François a quatre ans. Ses petites mains accrochent les fleurs lors d’une balade en forêt ou aussi bien décortiquent « un oiseau mort, à moitié décomposé et envahi d’asticots » trouvé sur le sentier. Il y a tout et de tout, sur la terre ! Le récit d’Anne Lauwers progresse ainsi, à petits pas, par signes, par images rapides, à interpréter elles aussi dans un sens ou un autre : au cinéma on donne Le Chien andalou. L’écrivain, je pourrais sans doute dire « la romancière », nous permet de saisir l’imprévisibilité de l’existence, les hiatus, les syncopes, le patchwork de ce qu’il est convenu d’appeler le réel à l’imperturbable défilement.
Le doute se précise. Sous le Bleu Céleste et le Jaune Alouette de Madame Butterfly paraissent l’année 1929 et son krach boursier. Les alouettes trillent haut dans le ciel du Pays de Caux, dans les rues de New York c’est la panique. Au verger on cueille les pommes rainettes quand, Place du Vieux Marché, un nouveau Nostradamus se déculotte que les ambulanciers vont embarquer, non sans qu’il ait prophétisé : « Le ciel nous tombe sur la tête et c’est un pot de chambre rempli de MERDE ». Judith peine à enseigner l’idée de Dieu à Corneel. Louis est songeur : « Les dés du destin sont jetés d’une main distraite et tombent – hélas ! – parfois à côté de la table ». La « romancière » – Allons, c’est dit ! – en dépit du petit nombre des pages de son texte, sait y loger le monde d’alors, le temps d’alors avec toutes leurs inquiètes vibrations. Ses phrases brèves, ses rafales d’interrogations, petits chaos toujours rétablis… nous font éprouver l’ébranlement historique à venir : la connaissance que nous pouvons avoir de ce passé ne vide pas le récit des attentes, des surprises d’un futur que nous n’ignorons pas. Tout un art parfaitement maîtrisé, celui sans aucun doute du récit mêlé de fiction. La pente des temps s’est accentuée. Retour à Bruxelles, vers l’Orchestre de la Radio belge. On s’installe dans une nouvelle existence, auprès d’Achille, premier violon, homme de culture… On a maison à soi et reconnaissance sociale… « Le moment ressemble à une méditation sur le bonheur ». Vérité ? Sécurité ? Illusion ? Le monde est décapant, comme toujours. Il se travaille lui-même jusqu’à l’os. Grèves dans les mines. Achille, militant communiste, entraîne Louis. Vie de la cellule. Misère populaire. Les patrons licencient à tout-va, les manifestations sont violentes et font des morts. La machine broyeuse d’hommes se remet lentement, hypocritement en marche, vieille locomotive essoufflée dont on bourre la chaudière d’anthracite. Années 30 ! Années 30 !
L’illusion perdure, ses formes sont multiples. Ici, à l’Orchestre de la radio, on interprète Les pêcheurs de Perles : « Ô nuit enchanteresse, Divin ravissement ! Ô souvenir charmant… » La couleur ? Rose Fleur de cerisier. Non loin, à la cellule, on lit Marx, Hegel… Judith est prudente, elle rend Louis circonspect. Les temps, c’est indubitable, donnent matière à discussion.
L’impatience est partout. Anne Lauwers nous laisse mesurer, goûter presque, cette montée des nervosités, des angoisses et du désir d’action. À la cellule : mécanique dialectique de base. Marx, Lénine. Puis retour à Socrate, Platon, Aristote. « La fraternité que nous espérons, nous la voulons ici et maintenant ! » Il faut « ordonner le chaos ». Achille épousera Sylvia, « à l’église s’il le faut ». Albert, le roi des Belges, est mort. Mozart ! Requiem ! On pleure le roi des Belges. Quelque chose entre-t-il en contradiction avec quelque chose ? Corneel a des mauvaises notes à l’école. Contradiction ou opposition, non, ce n’est pas la même chose. Le fasciste Degrelle et ses « rexistes » font une percée aux élections. La vieille loco dérouille ses bielles, ses manivelles. Guerre d’Espagne. Louis est tenté d’y aller… Ici, « …il faut préparer la Grande Révolution, la définitive ». Là « Hitler veut enfermer tous les communistes allemands, en plus des Juifs, des Tziganes et des homosexuels ». La vieille loco fume sur ses rails. Chez Louis et Judith, et dans leur entourage, on vit passionnément chaque moment du temps, chaque événement nouveau. Achille meurt sur les rives du Jarama, Sylvia disparaît à la tête de sa brigade de mitrailleurs. Monsieur Hitler sort du bois : annexion de l’Autriche à l’Allemagne. Louis inaugure avec l’orchestre le magnifique studio 4 de la Maison de la Radio. Emil Ghilels gagne le concours Eugène Ysaÿe. François est meilleur élève que Corneel. Les fascistes sont vainqueurs en Espagne. Pacte germano-soviétique, forte odeur de trahison. Non, « La musique ne peut pas tout. La musique ne peut rien ». « Schoenberg, 5 pièces pour Orchestre ». Couleur : « Vert émeraude ». Nous savons tout, et pourtant Anne Lauwers nous découvre ce tout comme s’il naissait sous nos yeux : l’Allemagne envahit la Pologne ; Léopold III déclare la neutralité de la Belgique… la famille se recueille sur la tombe de Neel… échos de trente années passées comme vents et nuages. La France est sur les routes de l’Exode, la Belgique est envahie, les familles dispersées, on arrête les communistes, les tribus socialistes se déchirent, dans chaque maison soupçons de trahisons, de dénonciations… Formation des premiers réseaux de résistance : Corneel et Louis se sont engagés. 1943. Les événements sont vécus avec le courage, le cœur, la peur… d’extraordinaires émotions si difficiles à transmettre, et transmises pourtant au lecteur. Toujours remonte le souvenir de Neel, exemple et modèle enfin rejoint. La locomotive qui tua le chien Val, autrefois, roule follement aujourd’hui. Symphonie n°5, Chostakovitch. Terre d’Ombre : « Je suis Louis, prisonnier politique Nacht und Nebel, en attente d’être jugé à Cologne et de disparaître comme mes camarades… » Les cinquante années les plus humainement tragiques de tous les temps viennent de nous être contées !
Anne Lauwers en prenant la voie de la publication, à mi-chemin du récit et de la fiction, l’un fertilisant l’autre, nous montre qu’elle sait travailler littérairement la pesante matière du temps (12) et de l’humain. Labeur difficile de mémoire et d’invention, parcours de crêtes et de sentiers où percent, maîtrisées, énoncées, les émotions humaines, avec tout ce qui en fait le sens ou les contradictions. Cette première récolte nous donne l’envie d’en faire d’autres en sa compagnie. Belle promesse à tenir !
Michel Host
(1) Traducteurs : Alice Boiffin, Esmeralda Bourouf, Mathilde Crabot, Louise Dehondt, Sarah Dichy-Malherme, Benoît Dufau, Raphaëlle Errera, Pierre Lavielle, Marie-Églantine Lescasse, Éloïse Libourel, Gutt March, Rachel Paul, Aude Plagnard & Julien Rossignol
(2) Mais ne peut-on le dire de tous les conflits, y compris des plus anciens ? L’arc n’y supplanta-t-il pas le gourdin ? Puis vinrent l’arbalète, la couleuvrine, le mousquet… chaque engin rendant obsolète son prédécesseur
(3) « L’effort… la tâche… », sans doute, mais guerriers, armés !
(4) J. de Maistre, Considérations sur la France, Éditions Complexe, 1988, Coll. Historiques-Politiques
(5) Le récit de Valle-Inclán sera d’abord publié par courts chapitres, en chroniques, dans la presse madrilène, notamment dans El Imparcial, en deux parties, l’une « nocturne » (40 chapitres), l’autre « diurne » (7 chapitres)
(6) L’une des illustrations, très parlante, fait voir la cathédrale de Reims encore fumante après le bombardement allemand du 19 septembre 1914.
(7) Les mots confirment-ils l’image, ou l’inverse ?… je ne sais… Le fait est que Valle-Inclán, qui ne vit probablement rien de tel de ses propres yeux, évoque ces ossements humains dressés droits dans la boue d’un parapet que, pour ma part, effaré, je vis sur un document photographique du modeste musée de la guerre de la ville de Cholet
(8) La présence du texte espagnol en regard de la belle traduction française, est un agrément de lecture supplémentaire pour celles et ceux, nombreux, qui ont eu la chance de pratiquer la belle langue espagnole à un moment ou l’autre de leurs études
(9) Je dirais volontiers « écrivaine », comme le réclament celles et ceux qui manquent d’oreille, si la vanité de ces contorsions lexicales ne s’inscrivait dans le mot même !
(10) Phrase authentiquement prononcée. Cf. Karel Lauwers Kunstenaar en soldaat, Éd. De Klaproos, in Flanders Field Museum. (Cf. Note 3, p. 35, au récit d’Anne Lauwers)
(11) Les poètes futuristes russes ont forgé ce terme qui signifie « au-delà de l’esprit », indiquant que « les sons toujours précèdent la signification » (précision d’Anne Lauwers)
(12) Marcel Proust, on ne s’en étonnera pas, voyait dans cette capacité à manier de longues périodes de temps, la marque même du romancier
Biobibliographies :
Ramón del Valle-Inclán (1866-1936). Né en Galice. Il fut d’abord avocat puis se dirigea vers la littérature. Son autobiographie plutôt imaginative – Alma española – établit d’emblée sa réputation et sa légende de personnage original. Il voyagea aux Amériques, devint une figure pittoresque de la bohême madrilène, perdit un bras dans un duel, fut le directeur artistique d’une compagnie de théâtre, puis un opposant au dictateur Primo de Rivera, et enfin l’auteur de nombreux récits, romans et œuvres de théâtre et poétiques (dont Divines paroles). Il illustra le mouvement littéraire de l’Esperpentismo (de el esperpento, l’Épouvantail).
Œuvres en traduction française :
Tirano Banderas, traduction de Claude Fell, (Réed.) Éditions Point Seuil, 1991
Sonates : mémoires du marquis de Bradomín, traduction par Anthony Bellanger, Exils, 2003
La Guerre carliste (Les Croisés du Roi, La lueur du brasier, Comme un vol de gerfauts…), traductions de Bernard Sesé et Maurice Lacoste (Réed.), Éditions Sillage, 2008
Comédies barbares suivi de Divines paroles, traductions par Armando Llamas et Jean-Marie Broucaret, Arles, Actes Sud-Papiers, 2008
Un jour de guerre vu des étoiles / Un día de guerra (Visión estelar), traduit et préfacé par François Géal, Gallimard (Folio bilingue), 2014
Sonates, mémoires du marquis de Bradomín et autres textes inédits, nouvelle traduction et édition critique (préface et notes) de Annick Le Scoëzec Masson, Classiques Garnier, 2014
À propos de Ramón del Valle-Inclán :
Eliane Lavaud : Valle-Inclán, du journal au roman, Klincksieck, 1980
Eliane et Jean-Marie Lavaud : Valle-Inclán, un Espagnol de la rupture, Arles, Actes Sud, 1991
Monique Martinez Thomas : Valle-Inclán, père mythique : le théâtre espagnol des années 1960 face à l’esperpento, Presses Universitaires du Mirail, 1993
Annick Le Scoëzec Masson : Ramón del Valle-Inclán et la sensibilité « fin de siècle », L’Harmattan
(réf. Wikipedia)
Anne Lauwers
« Née en 1949 à Bruxelles, d’un père français d’origine flamande et d’une mère belge d’origine ardennaise qui a vu le jour à Nottingham, Anne Lauwers a vécu des deux côtés de la « frontière » linguistique de son pays. Son rapport à la langue s’en trouve teinté de métissage. La participation à des ateliers d’écriture avec le romancier franco-tunisien Hubert Haddad l’a sensibilisée à la prodigieuse richesse du monde analogique dans l’acte créateur qu’est l’écriture. Elle vit aujourd’hui dans les montagnes du Haut-Diois » (Ed. de l’Harmattan). Les couleurs de la musique sont le premier livre édité d’Anne Lauwers. Elle se définit volontiers comme une « self-made woman ». L’effervescence de mai 68 a mis un terme à ses études sociales commencées à Anvers. Elle est et reste engagée dans les luttes sociales et dans des formes pratiques (traduction, vulgarisation…) de l’écriture. La vie de famille est aussi un pilier essentiel de sa vie personnelle.
« Toutes les frontières doivent être transformées en paroles, en couleurs et en musique », Hubert Haddad.
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