D’après une histoire vraie, Delphine de Vigan
D’après une histoire vraie, novembre 2015, 479 pages, 20 €
Ecrivain(s): Delphine de Vigan Edition: Jean-Claude Lattès
Après le Renaudot qui a consacré ce roman comme l’un des meilleurs crus de l’année 2015, que dire de plus sur ce bijou littéraire à la confluence de la fiction et l’autofiction, rythmé par le suspense d’un thriller psychologique et saupoudré d’une fine description des sentiments qui sonne si juste, que l’on a l’impression d’avoir vécu les mêmes expériences que l’auteur ? Eh bien si, nous pouvons encore nous arrêter sur ce roman qui ouvre des voies multiples à explorer : la vie des romans est-elle si différente de la réalité ? N’avons-nous pas tous en nous une « L. » qui nous vampirise et qui nous empêche de nous réaliser ? Et accessoirement, comment se remettre d’un succès et rester créatif face à la peur de la page blanche ?
Dans cette « fiction », Delphine de Vigan se met en scène : le personnage principal s’appelle Delphine, a connu un succès retentissant grâce à un livre écrit sur sa mère (Rien ne s’oppose à la nuit) et sort avec un critique littéraire renommé (François Busnel). Jusque-là, le roman semble démarrer sur un mode autobiographique. Mais, il se passe peu à peu des choses étranges. Elle rencontre une femme prénommée « L. », très soignée et attentionnée lors d’une soirée. Elles deviennent très vite amies et inséparables. L. la fascine car elle semble parfaite, le genre de femme que Delphine n’est pas (et aurait peut-être aimé être).
« Combien de temps faut-il pour être une femme comme ça, me demandais-je en observant L. ? Coiffées, maquillées, repassées. Sans un faux pli. Quel genre de vie faut-il mener pour avoir le loisir de dompter ses cheveux en brushing, de changer de bijoux chaque jour, d’assortir et varier ses tenues, de ne rien laisser au hasard ? ». On remarquera que dans ce roman, rien n’est écrit « au hasard ».
A travers le personnage de L., Delphine de Vigan en profite pour nous livrer quelques réflexions sur la féminité : « Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas seulement une affaire de disponibilité mais plutôt quel genre de femme l’on choisit d’être, si tant est qu’on ait le choix ». D’ailleurs, son personnage Delphine se demande comment François Busnel a pu être attiré par une femme « hirsute » comme elle, alors qu’elle l’aurait plutôt imaginé avec une femme « lisse et impeccable ».
Au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, on est troublé car on se sent proche de l’auteur, de ses complexes, son manque d’assurance, ses interrogations. Les personnes timides tendent parfois à admirer des personnes affirmées qui ne connaissent pas le doute : « Elle était de ces jeunes filles qui ont l’air de femmes avant les autres, et de ces femmes qui demeurent d’éternelles jeunes filles ».
Delphine de Vigan semble infantiliser volontairement son personnage « Delphine » pour devenir la proie facile de cette femme L. si parfaite et si lisse. « Si j’aime les fêtes, j’évite presque toujours ce que l’on appelle les dîners en ville (je ne parle pas des dîners entre amis). Cette réticence tient au fait que je suis incapable de m’adapter aux codes requis par le genre. Tout se passe alors comme si ma timidité resurgissait d’un seul coup, je redeviens la petite fille ou la jeune fille rougissante que j’étais, incapable de prendre part d’une manière naturelle et fluide à la conversation, avec ce sentiment terrible de ne pas être à la hauteur, de ne pas être à la bonne place ».
Le personnage principal dit aimer « chez l’Autre cette capacité à évoquer l’intime sans pour autant être impudique ». C’est ce que Delphine de Vigan réussit à faire avec brio dans ce roman, car elle semble nous faire part de son intimité sans être impudique. « La relation à l’Autre ne m’intéresse qu’à partir d’un certain degré d’intimité ».
La peur de la page blanche est aussi le fil conducteur de cette fiction. L’auteur à succès qu’est le personnage de Delphine pourra-t-elle à nouveau écrire un bon roman ? A-t-elle eu raison de s’être inspirée de sa mère ? Elle reçoit d’ailleurs des lettres de menace anonymes qui lui reprochent d’avoir évoqué des secrets de famille. A-t-elle encore le droit de s’inspirer de la vie réelle pour écrire ?
L. la materne, essaie de s’occuper de tous ses problèmes du quotidien pour qu’elle puisse se consacrer à son projet d’écriture. L. s’installe même chez elle, répond directement à ses mails, fait petit à petit le vide autour d’elle. Peu à peu, Delphine se sent de plus en plus fragilisée et incapable d’écrire. Elle ne se méfie pas de L. Pourtant de multiples indices pourraient la titiller : contrairement à ce que prétend L., étaient-elles vraiment camarades de classe puisque L. n’est pas présente sur la photo de classe du lycée ? L’appartement de L. est trop bien rangé (on a l’impression qu’elle n’y vit pas), est-ce normal ? Delphine n’a jamais vu ses amis, pourquoi se décommandent-ils toujours à la dernière minute ?
Afin de retrouver l’inspiration, Delphine décide enfin d’écrire sur L., sur son enfance, sa vie de femme. Elle l’enregistre à son insu dans la maison de campagne de François, où elles mènent pendant quelques jours une vie de recluses loin des agitations parisiennes. Pourquoi inventer une fiction puisque « le réel a les couilles d’aller beaucoup plus loin » et est « le fruit d’une volonté, d’une dynamique propre, une vaste machination pilotée par un démiurge dont la puissance était inégalable ». Mais, écrire sur L. reste une activité dangereuse. Cette dernière ayant découvert la trahison essaie d’empoisonner Delphine. Heureusement, notre écrivain à succès s’en sort. Et ironie de l’histoire, Delphine se rend compte qu’en fait tout ce que lui avait raconté L. sur sa vie n’avait jamais existé, mais avait été directement inspiré par les livres de sa propre bibliothèque et qu’elle ne s’en était même pas rendue compte ! Ce qui nous renvoie au thème récurrent du livre : est-ce la fiction ou la réalité qui l’emporte ? Peut-on vraiment démêler les deux ? C’est comme séparer les blancs du jaune d’œuf. D’ailleurs, on parle toujours « de pure fiction, jamais de pure autobiographie ».
Alors, L. est-elle un vrai personnage ou un fantasme de l’auteur ? Son surmoi perfectionniste ? Ce surmoi qui la freine, l’étouffe, l’empêche d’avancer, et la confine dans son rôle de petite fille.
« Dès que je commençais à réfléchir, la voix de la censure s’élevait. Un genre de surmoi sarcastique et sans indulgence avait pris possession de mon esprit. Il gloussait, se gaussait, ricanait ». « Un troisième œil ».
Delphine a-t-elle fait écrire son livre par un nègre qu’elle s’est inventé ? Ou au contraire, a-t-elle déjà rencontré ce type de femme dans sa « vraie » vie ? Ou va-t-elle bientôt la rencontrer car la fiction peut devenir réalité… Le mystère reste entier. Tout est possible dans ce roman bien ficelé où rien n’est palpable mais où chaque mot est prenant.
Delphine de Vigan sait admirablement décortiquer les sentiments sans aucune hystérie, avec élégance et maîtrise. Comme si elle écrivait « à froid », tout en captant subtilement la profondeur des âmes.
« A cet instant précis, j’ai pensé cela : de certains morts, de certains regards, on ne guérit pas. Malgré le temps passé, malgré la douceur d’autres mots et d’autres regards ».
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
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