Cristallisation secrète, Yôko Ogawa
Cristallisation secrète (in Œuvres-II), (Hisoyaka na kessho, 1994), trad. japonais Rose-Marie Makino-Fayolle, 1376 pages, 29 €
Ecrivain(s): Yoko Ogawa Edition: Actes Sud
L’écriture de Yôko Ogawa offre une caractéristique assez rare, celle de transmettre ou faire mûrir une paix et une tranquillité chez le lecteur que l’on trouve rarement, même dans les plus grandes œuvres. Cela ne veut pas dire qu’elle ne sait pas en même temps nous questionner et, assez paradoxalement, nous « inquiéter ». C’est particulièrement le cas avec ce récit publié pour la première fois en 1994. Un récit qui est par ailleurs double : la narratrice qui est le personnage central écrivant elle aussi des romans, un roman en particulier dans le temps de ce récit.
Nous sommes sur une île où, l’une après l’autre, les choses disparaissent. Ensuite, elles sont, ou plutôt elles doivent être oubliées. La police secrète veille d’ailleurs à ce que les choses oubliées disparaissent bien et pourchassent par ailleurs ceux qui ne parviennent pas à oublier ou s’y refusent. Ce sont alors eux qui disparaissent. On retrouve là quelque chose qui peut rappeler les anticipations inquiétantes d’un George Orwell (1984) ou d’un Ray Bradbury (Farenheit 451), voire, sur un autre registre, de Michael Ende (L’histoire sans fin).
Mais il y a sans doute quelque chose d’encore plus tranquillement inquiétant dans cette « cristallisation secrète » qui touche le monde, inexorablement et sans qu’un adversaire, un quelconque Big Brother soit clairement identifié. Plus que les livres, plus que les libertés, ce sont ici les mémoires mêmes, ou pire, le sens même de toute vie, qui s’effacent au fur et à mesure que disparaissent objets et êtres vivants : les roses, les oiseaux, le ferry ou les romans…
Il y a quelque chose d’invraisemblable dans le récit de ces disparitions et de l’effacement que tous acceptent, auquel chacun s’adapte, toutes générations confondues, même si c’est pour « résister ». Mais il est des résistances qui n’empêchent rien, qui ne préservent que des fragments insignifiants. Celle dont fera preuve l’éditeur des romans de la narratrice semble en effet sans espoir, aussi soumise que les autres. Simplement un peu plus attachée à ce qui était et qui disparaît dans l’oubli général. Il y a du rêve ou du conte dans le récit comme dans l’écriture, donc une part de vérité aussi. Celle qui fait que tout ce qui fait notre vie est perpétuellement menacé d’oubli, de disparition, avec notre consentement fataliste et réaliste. Mais à laisser tout disparaître, c’est peut-être soi-même que l’on finira par faire disparaître. Subsisteront alors peut-être des romans que personne ne lira, tel celui de la dactylographe qui avait perdu sa voix, volée par une machine à écrire et un inquiétant professeur…
Fable, conte ou allégorie, le récit nous plonge dans un monde étrange où les personnages – une narratrice elle-même écrivain, un éditeur qui ne publie plus, un vieil homme dévoué, un chien perdu… – sont d’autant plus humains qu’ils sont impuissants face à ce qui va, malgré eux mais avec leur contribution active aussi.
Il y a vraiment quelque chose d’unique et de rare dans cette littérature que l’on a envie de retrouver mais dont on ne saurait abuser, car c’est petit à petit qu’il faut s’en abreuver. Le lecteur refermera alors le volume en sachant que bientôt il y reviendra, comme à l’eau de la claire fontaine.
Marc Ossorguine
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