Crèvecœur, Emilio Sciarrino (par Martine L. Petauton)
Crèvecœur, Emilio Sciarrino, Editions Belfond, avril 2023, 224 pages, 21 €
C’est une boucle de Crèvecœur à Crèvecœur, un quartier populaire, qu’on dirait aujourd’hui précaire, en Picardie. C’est une boucle pour celle qui dit « je », Élise, de l’adolescence étriquée, aux études de plus en plus poussées et prestigieuses, en passant par sa difficile vie de femme, en changeant de prénom, voire d’identité, avant d’entrevoir le chemin. Mais on pourrait dire aussi, c’est la dureté des métamorphoses, de confinement en confinement, de mues consécutives plus ou moins abouties, de sortie de la coquille à l’air libre, et ses risques. « Élise ou la vraie vie » disait un vieux livre de Claire Etcherelli ; ce titre irait bien au livre, aussi, à condition de le faire suivre d’un point d’interrogation.
Les pages sur l’adolescence et le lycée – classes préparatoires, s’il vous plaît (« ma petite, tu prends des vessies pour des lanternes », lui dit sa mère) –, ces pages, tant fond que forme, nous tirent du côté de la grande Annie Ernaux, trajectoire identique, en Normandie. Si l’idée nous accompagne encore de-ci de-là dans le récit, c’est parce qu’il y a des passages obligés dans un chemin de femme ; le rapport aux parents, les copines, le scolaire, son lieu de vie, soi devant la glace et pleurant sous la couette. Quelque chose qui musicalise au féminin, et qui, ici, naît et vit sous la plume d’un homme – et avec quelle maestria. Car, où l’a-t-il rencontrée son Élise, Emilio Sciarrino ? Dans les classes prépa où il enseigne ? À moins qu’il ne soit, lui, un des personnages du roman ? Quoi qu’il en soit, il la connaît bien, ouvrant pour autant ce qu’il faut de questions sans réponses, lui permettant souvent de la regarder à distance.
La différence – il en est dans les camarades de prépa d’Elise, ensuite, de haute école de commerce parisienne, qui cultiveraient le genre au titre de l’originalité –, elle, la perçoit et la vit toujours douloureusement, ne se sentant jamais (école, couple, amours) à sa place, mais toujours décalée. Elle, dans un milieu étrange, « transfuge », mot technocratique pour désigner le passage d’un milieu scolaire de quartier précaire à un établissement prestigieux : « tu vas aller dans cette école de bourges et tu oublieras d’où tu viens », lui prédit son père. S’intégrer, tel un émigré, ce qu’elle ne saura ou ne voudra pas faire, que ce soit dans ses études, sa vie de femme, et ce qui lui coûtera sa carrière professionnelle et sa vie amoureuse. Sa vie, sa trajectoire, s’insère dans un temps particulier, celui du Covid et des confinements, remarquablement posé sur les pages par Sciarrino, qui détaille ces isolements, ces privations de liberté surtout pour les moins privilégiés, à la manière d’un documentariste. Sa relation avec un serveur pakistanais – peut-être un autre elle –, dans un Londres des petits métiers pendant le « lockdown », pèsera au bout son poids dans son bilan affectif. « Je ne monterai jamais au-delà de mon poste, parce que je m’appelle Arjun et que je n’ai pas d’argent », dit son compagnon. « Tu dois être extrêmement ambitieuse, tu ne dois pas te laisser coloniser ». S’intégrer, certes, mais en restant soi-même, en « s’emmenant avec soi », une équation qui semble difficile à résoudre, pour cette fille de Crèvecœur, de cours en ligne en travail pour payer ses études, de Soho et ses fêtes, à la vie « arrivée » dans une banlieue chic de Paris où elle tente – vainement – une vie rangée de couple à l’aise avec le frère de sa meilleure amie : « Je trouverai un travail, j’ai déjà bossé dur, s’il le faut je reprendrai mes études », tente-t-elle. « Travailler ? Tu t’ennuies à ce point ? », répond-il. Confinée, bridée, forcément déprimée, une boucle, un cercle vicieux là encore. On suit ce pénible itinéraire pour émerger, exister tout simplement, d’autant plus près d’Élise, que l’auteur a pris le parti d’une écriture précise, non allusive, abondante en détails, cernant les personnages, dans des espace/temps aussi nets que la photographie d’un film.
Livre qu’on lit parfois le cœur serré, impatients de connaître la fin – ou le début ? – d’Élise, et qui réussit à parler à chacun d’entre nous.
Martine L Petauton
Emilio Sciarrino est né en Sicile en 1988. Normalien et professeur en classes préparatoires. Prix du Jeune Écrivain, en 2007, il poursuit une carrière d’écrivain.
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