Crève, mon amour, Ariana Harwicz (par Patryck Froissart)
Crève, mon amour, Ariana Harwicz, janvier 2020, trad. espagnol (Argentine), Isabelle Gugnon, 203 pages, 18 €
Edition: Seuil
Ce roman singulier, le premier d’Ariana Harwicz traduit en français, est du genre à tout le moins dérangeant.
Car la narratrice est folle.
Lire/dé-lire… c’est ici.
Ecriture à la première personne : le lecteur partage et vit intensément la vision/les visions, les pensées, les désirs, la souffrance, les pulsions, les révoltes de la narratrice.
Celle-ci, appelons-la N*, en situation initiale, vient d’avoir un enfant. Si on arrive à débrouiller les fils du récit, on imagine que N* vit dans une grande maison en pleine campagne, les parents de son mari y étant très présents et demeurant dans une maison proche.
Son fils semble être pour N* un corps étranger, importun, contraignant, dont la charge, le soin, l’attention, l’affection qu’elle lui doit, tantôt lui paraissent récurremment insupportables, non voulus, non acceptés, tantôt se traduisent par une exorbitance obsessionnelle, tantôt par une prise de distance qui fait d’elle une étrangère assistant de l’extérieur à une scène qu’elle commente, comme dans cet épisode cruel où, de dehors, spectatrice, elle suit par la fenêtre ce qui se passe dans le salon :
C’était couru d’avance, le bébé marche à quatre pattes vers la cheminée et dans quelques secondes il aura besoin d’une trousse de secours. Je parie que le père ne va pas bouger […]. Le bébé met les mains dans les braises […]. Il lui applique du Thiomersol sur la plante des pieds et la paume des mains. Son sang ressemble à de l’écume. C’est un extra-terrestre. Un petit enfant rouge révolutionnaire. Je n’entre pas car je suis une marginale.
Marginale… C’est bien ainsi que la qualifie l’entourage. N* est l’Etrangère. N* est à la marge, à la frontière, elle louvoie en cette frange étroite, fluctuante, instable, qui se situe entre la normalité et l’anormal.
N* passe incessamment, abruptement, du désir au dégoût, de l’attirance au rejet, du vouloir d’amour passion à l’envie de tuer, d’Eros à Thanatos, ce qu’illustre parfaitement le titre du roman. Dans sa relation déséquilibrée avec un époux qui paraît lunaire, décalé, alternent ainsi des phases ponctuelles d’intenses poussées de sensualité érotique avec des stades de répulsion physique, et, paroxystiquement, des envies quasi-meurtrières.
J’étais à quelques pas d’eux, cachée dans les broussailles. Je les épiais. Comment une femme faible et malade comme moi qui rêve d’avoir un couteau à la main pouvait être la mère et la femme de ces deux individus. Qu’allais-je faire ? Je me suis cachée en m’enfonçant plus profondément dans la terre. Je ne les tuerai pas. J’ai laissé tomber le couteau.
N* transgresse régulièrement la norme sociale des lieux. Quittant à la moindre occasion, de jour ou de nuit, l’espace domestique pesant, banalisé, quadrillé, défini, organisé, artificiel, démoralisant, de la maison familiale où se succèdent rituellement les obligations et les devoirs, où tout se fait sous le regard critique d’autrui, elle s’enfonce dans celui, buissonnier, sauvage, naturel, informel des bois environnants où, libre, nue, désentravée, a-moralisée, épousant l’humus, elle peut donner libre cours à son imagination, à ses rêveries erratiques, à son monologue intérieur, ou plutôt au dialogue débridé qu’elle poursuit sans répit avec elle-même.
C’est au cours de ces escapades, tantôt violemment vécues, tantôt puissamment imaginaires, que naît et croît en N* le désir poignant de cette autre transgression : celle de la rencontre clandestine, lubrique, avec un inconnu du voisinage qui passe le matin et repasse le soir à moto devant chez elle, et dont les apparitions nocturnes de rôdeur faunesque se font de plus en plus rapprochées, en une sorte de ronde centripète, dans le même temps que croît la tentation, jusqu’à ce qu’advienne – réalisée ou fantasmée ? – l’étreinte sauvage ardemment convoitée.
Parfois, au point de déstabiliser brutalement le lecteur, N* se transfère en cet amant fantôme pensant à elle. L’effet de miroir est stupéfiant, car c’est alors ce personnage qui se livre à un monologue extravagant…
Maintenant je parle comme lui. Etant lui, je pense à elle et ma bouche s’assèche.
[…]
Cette sécheresse dans la bouche m’assaille quand de retour chez moi je dois passer devant son portail et la voir, confondue avec les fleurs […]. Elle au milieu des épines. Elle, une vision hallucinée et orange et moi, un renard fou sur la bande d’arrêt d’urgence.
Crève, mon amour, roman hallucinant, ne décrit pas la folie, ne raconte pas l’histoire chronologiquement structurée d’un personnage glissant jour après jour dans la démence. Non, Crève, mon amour, roman lancinant, est le délire, dans lequel est embarqué le lecteur irrésistiblement happé par le réalisme d’une expression crue jusqu’à l’obscène, par la puissance de la fonction poétique et par le caractère fantastique du discours, par le tourbillon empathique créé par ce dialogue intérieur dépourvu de pudeur d’une narratrice psychopathe.
On peut y retrouver du Maupassant, du Poe, du Lautréamont, peut-être, mais, essentiellement, c’est du Harwicz… une auteure qui entre en littérature par la grande porte.
Le texte est magnifiquement servi par la traduction d’Isabelle Gugnon.
Patryck Froissart
Ariana Harwicz est née à Buenos Aires en 1977. Après des études de cinéma et de dramaturgie en Argentine puis de littérature comparée à la Sorbonne, elle choisit définitivement la France comme pays d’adoption, et réside aujourd’hui près de Sancerre. Elle est l’auteure de pièces de théâtre et de quatre romans qui l’ont révélée dans le monde entier comme le nouveau prodige de la jeune littérature argentine. Traduit dans une quinzaine de langues, adapté avec succès au théâtre dans de nombreux pays et sélectionné pour l’International Booker Prize en 2018, Crève, mon amour est son premier roman publié en France.
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