Coups de griffes N°9 (par Alain Faurieux)
La Langue des Choses Cachées, Cécile Coulon, L’Iconoclaste, janvier 2024, 134 pages, 17,90 €
Merci Madame Coulon. Je viens de terminer Le langage des choses cachées, votre dernier (ou avant-dernier, vous écrivez si vite) roman. Disons plutôt votre nouvelle, vous et moi savons que quelquefois les éditeurs… Dès les premières lignes j’ai ressenti une certaine familiarité avec votre récit. Des lieux et un temps restant vagues, mal définis, des personnages semblables aux cartes d’un tarot retrouvé. Un conte moral, bien sûr. J’ai d’abord cru que les nombreux heurts, les hésitations ou contradictions dans vos phrases faisaient partie de votre style ; un sens caché. Un voile levé sur notre monde illogique et brutal. Signifiant/signifié, tout ça tout ça. Malheureusement cette lecture s’est révélée optimiste. Et pourtant quand un livre fait moins de cent pages (quelquefois la pagination et l’édition…), le moindre mot compte, non ?
« Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger ». Ce « immédiatement », après « silhouette/avance/se rapprochent » gâche un peu l’arrivée du fils (en italiques). « C’était une maison où l’on parlait peu car toute la vie et son langage passaient dans ces entailles au milieu du visage, qui brillaient comme des pierres et s’éteignaient dès qu’on tentait de les percer ». Percer ? Des entailles ? Des pierres ? La vie et son langage ? Les yeux ? Ou alors des secrets de famille condamnés aux limbes par un malencontreux copier/coller ? C’est un peu dommage lorsqu’un champ lexical incongru fait irruption dans le conte : « Tout cela emprisonné dans son cœur d’homme d’Église : à ce moment-là, il aurait tant voulu s’y pelotonner, dans son église, s’y planquer ». Mais il y a plus grave : la cohérence Madame Coulon, la cohérence. On se perd un peu à voir la mère (en italiques) dans un monde d’immeubles, radios et hôpitaux et aussi de rois et chevaliers, et de zoos, et de petits paysans, et de plages, et de collines qui s’arrondissent en s’éloignant. Plus grave encore : vous nous proposez un conte dénonçant la violence du patriarcat (ou quelque chose comme ça) et une justice finale pour l’homme aux épaules rouges (sic). Question : l’enfant (oui, vous savez ce bel et angélique innocent enfant), l’enfant est bien celui qui va souffrir tout autant que son père, non ? Au fait, je n’ai trouvé aucune trace de poésie. Est-ce moi ou l’éditeur à nouveau ? La couverture est de votre choix ? Tout comme la très belle photo de vous dans ce superbe ensemble bleu, en plein envol chamanique et forestier ? Beaucoup d’interrogations. Merci donc Madame Coulon, vous m’avez donné envie de relire Stephen Donaldson, un maître du conte moral (Reave the Just and Other Tales, par exemple). Ses œuvres interrogent constamment notre rapport à l’éthique. Son premier roman déjà posait en clé de voûte, entre autres clés, le viol, l’impuissance, la responsabilité. Bien sûr vous n’étiez pas encore née. Il est aussi responsable d’un Space-Opéra construit sur l’œuvre de Wagner. Viols encore. Trop patriarcal peut-être. Même si le bien devient le mal, et les rôles de genre s’inversent.
Au fait, vous croyez vraiment que les italiques nous amènent un plus ?
Lucia, Les Effacées, Bernard Minier, XO Éditions, 2022-2024, 414 et 412 pages, 22,90 €
Les Effacées vient de sortir. M’obstinant dans mes lectures des gros vendeurs français j’ai donc lu tout d’abord Lucia. Et dans les dernières pages des Effacées me suis aperçu (comme tout le monde et son voisin) qu’il y aura un troisième volume. Au moins.
Doit-on, est ce nécessaire, de dire du mal de Minier ? Lucia a comme personnage principal une femme, un peu soupe au lait, un peu traumatisée par le suicide de son p’tit frère, munie par l’auteur d’un ex-mari grognon, d’un fils pas très proche, d’une sœur pas très sympa, d’une mère que le deuxième volume tente apparemment de recalibrer psychologiquement dans l’esprit des lecteurs. Tout ce petit monde à peine moins esquissé que son milieu professionnel, où le strabisme a l’air suffisant pour distinguer un flic de l’autre. On lui crucifie son collègue, s’en suit une enquête plus lente qu’une visite du Prado. Les meurtres étant des répliques d’œuvres d’art c’est dommage que le premier ne suive pas le MO du vilain tueur (j’aurais pu faire une blague sur copier/coller). Mais Lucia triomphe et part pour le volume 2. Et moi aussi. Donc nous voilà à l’acte 2 : rien de bien neuf. Lucia n’étant pas omnipotente abandonne une enquête pas très complexe (celle qui, d’après les blurbs, fait des Effacées un roman social ?) pour côtoyer les riches.
S’ensuit une enquête dont la résolution semble évidente relativement tôt, un épilogue digne de TF1, et un fil rouge, voire deux, qui nous vendent déjà les volumes suivants. C’est un travail de rédaction correct, une construction honnête. Les passages Espagne pour les Nuls ou « tenez-vous au courant de l’actu (Art, Incels & Co) » sont assez bien intégrés. Pourquoi l’Espagne comme cadre me direz-vous ? D’après l’auteur un hommage à sa maman (et puis il y a vécu un an !). Je soupçonnerais plutôt une volonté éditoriale à la traîne des succès récents venus de l’autre côté des Pyrénées.
Doit-on dire du mal des aventures de Lucia ? Comment l’illustrateur va-t-il résoudre pour le troisième volume le contresens visuel des deux premières couvertures ? Je vous conseillerais plutôt de lire La Trilogie du Baztan de Dolorès Redondo, ou La série Reine Rouge…
Les Insolents, Ann Scott, Calmann-Lévy, 2023, 280 pages, 18 €
Cela aurait pu être un livre (de plus) sur une génération perdue, ou sur une génération oubliée, ou sur une jeunesse dorée, ou…
Et à l’arrivée ce n’est rien, qu’une petite bouffée de parisianisme de plus, pas loin de ces autofictions tant prisées ces jours-ci. Un nombrilisme de plus. Alors, le pitch ? Une quadra (ancienne punky-droguize) qui vit mal son ennui multisexuel dans son petit appart du Marais (laissez tomber les détails sur les prix du Marais et le fait qu’on y loge aussi son home studio), bref, notre quadra s’exile en Patagonie (lire : Bretagne) en quittant ses deux meilleurs ami-es. L’un est galeriste, homo vieillissant avec chauffeur et grosse voiture, l’autre une victime de trauma familial qui voyage aux quatre coins du monde mais panique à l’idée de « la campagne ». S’ajoute aux trois amis un trentenaire d’une maturité confondante (12 ou 14 ans ?), ancien petit prodige chez Facebook (si, si) et vilainement déprimé. Le personnage principal en a conscience, quelque part en périphérie. Se greffe à cette trame une réflexion (?) sur le Covid. Ce dont il est question n’a finalement pas grand intérêt, beaucoup de bons livres, voire de grands livres se nourrissent d’aussi peu. Mais rien n’arrive à exister dans ces quelques pages. Covid ou pas, le monde autour des personnages n’a aucune substance. Si tant est qu’ils aient une quelconque épaisseur. Le livre est aussi vide que les pièces de la vilaine petite maison ou que les rayons du supermarché. Aucune personnalité, qu’elle fasse grincer des dents ou rêver, ne prend naissance dans ces lignes. Notre personnage principal, double de l’auteur paraît-il, compositrice de musiques de films, a en attente un versement pour le dernier Marvel. Aucune ironie. Bloquée dans les 70s (Reed, Bowie), on ne la verra jamais créer. Bretagne oblige sans doute. Le lexique est admirablement insignifiant, aucune trace du monde de la musique, ou de l’art ou de la « campagne ». Chez un autre auteur le Name-dropping de lieux Parisiens aurait pu dénoncer la vacuité d’un tout petit monde mais n’évoque ici qu’un GPS en mode piéton. On aurait pu trouver aux phrases un côté « influenceuse à la campagne », qu’une autre au moins a pratiqué en temps de confinement. Non plus. C’est juste gris, petit. Une des questions qui a relancé mon intérêt a été, lors d’une visite de l’ami vieillissant, de savoir où allait coucher le chauffeur. On peut aussi se demander quel est le rôle de l’homme au pistolet, et ce qu’il est devenu, ou encore…
Quelques extraits qui justifient sans doute (vous noterez le « nagé dedans », puis la reprise ; ainsi que la tournure « pourquoi elle n’a… ? ») le Prix Renaudot :
« La dernière fois qu’elle a senti cette odeur, entendu le bruit des vagues et nagé dedans remonte à ses dix-sept ans. Elle s’arrête le temps de retirer ses baskets, fourre ses chaussettes dedans et roule le bas de son jean. Le sable fin et chaud sous ses pieds nus, puis humide et plus dur, et enfin la fraîcheur de l’eau. Trente ans qu’elle n’avait pas fait ça. Quelle folie d’avoir laissé passer tout ce temps. Maintenant elle se rend compte qu’être fauchée empêche peut-être de prendre un hôtel, mais pas de faire un aller-retour en train dans la journée. Pourquoi elle n’a jamais pensé à aller en Bretagne ou en Normandie faute d’avoir de quoi aller plus loin ? ».
Malgré tout (même en ne sortant pas de la chambre)
« Il l’avait emmenée à Ischia pour retrouver les rêves perdus de Visconti, d’Helmut Berger et de La Callas, comme il disait. L’hôtel était un ancien couvent perché sur un rocher relié à l’île principale par un pont. Les fenêtres de la chambre donnaient sur le bleu dur de la Méditerranée à perte de vue ».
Pensée profonde de l’amoureux en situation de me faire censurer par les algorithmes fb :
« Est-ce qu’il y aura enfin des vrais trucs futuristes comme des ascenseurs qui se déplacent à l’horizontale plutôt qu’à la verticale ».
Certains livres sont des mondes, d’autres des fleuves, des cathédrales, des tableaux ou des chants. Celui-ci est un lotissement en banlieue de Poitiers.
Le titre, superbe, restant une tromperie sur la marchandise. Les inexistants peut-être ?
Alain Faurieux
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