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Coups de griffes N°11 (par Alain Faurieux)

Ecrit par Alain Faurieux le 16.09.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Coups de griffes N°11 (par Alain Faurieux)

 

L’enragé, Sorj Chalandon, Grasset, 2023, 407 pages, 22,50 €

Si vous voulez de la subtilité, allez voir ailleurs. L’enragé c’est un croisement de Détective et de Pif le chien. L’écriture rappelle ces journaux à sensation bien oubliés aujourd’hui, faut qu’ça aille vite, tape fort. L’enragé c’est une curiosité. Comme un de ces romans des 70s où l’auteur témoigne d’un vécu hors de l’ordinaire ; bagne, grand banditisme, voyage au Tibet, expériences hors du corps. Sauf que Chalandon ne nous parle pas de son expérience mais « recrée » la vie d’un évadé du bagne pour enfants de Belle-Isle. Sauf que Chalandon n’est pas Papillon. Alors c’est très touchant question bons sentiments, mais c’est tellement images d’Epinal qu’on étouffe un peu. Beaucoup. Les matons sont vicieux, les élites pourries, les communistes au grand cœur, les filles-mères à plaindre, les marins mouillés et les colons bastonnés. Et l’enragé se calme puis meurt. Et on croise Prévert.

Reste la question du pourquoi écrire aujourd’hui ce livre là comme ça. T’as peut-être le cœur au bon endroit Sorj, mais que ta plume est lourde, que tes mots sont vieillots.

Un des bons livres de la rentrée littéraire 1974. Sorti en 2023.

 

Chino fait poète, Christian Prigent, éditions P.O.L, février 2024, 176 pages, 19 €

Dernier(?) volume d’une grande œuvre autobiographique (Chino c’est Prigent), poésie en prose et chronologie bousculée. Ceci dans une langue tout aussi bousculée. Syntaxe, caractères, mise en page, inventions et mastication. Rappelant Villon, et très politique souligne l’éditeur, réellement ? Quelques lignes par-ci, par-là m’ont fait sourire. Mais le propos, l’intention de Prigent me laissent plutôt froid. L’écriture ? En voilà :

20 h, ouille !

il nous crasse les ouilles

Le klaxon angineux du limicole à

No nyme ! basta, zinzin Gaga !

clapet, courlis des patouilles !

merde à la sauvagine !

 

Chino au Jardin, Christian Prigent, éditions P.O.L, 2021, 352 pages, 21 €

Après Chino fait poète (pouët pouët), j’ai persévéré. Qu’ai-je pensé de ces jardins suce-pendus ? Un croisement de San Antonio (en moins rigolo) et de Céline Coulon (en beaucoup moins court). Un rappel de l’ennui profond qu’a pu m’inspirer la Nouvelle Vague. Du pipi caca sans plaisir. Du populisme intellectualisant. On imagine l’auteur et ses copains dans l’imprimerie, jouer avec leurs pages, se raconter comment ils vont secouer l’arbre, ébaubir le bon peuple, cracher dans la soupe. Et nous on s’emm… comme un curé un jour de baptême. Jeux sur la typologie, la mise en page, textes en marge. Glorieusement différents, pesamment, scolairement, fakement infantiles. Le côté gilets jaunes du truc me tarabustait et puis plouf ! (Parce que c’est AUSSI plein de points d’exclamation, mais pleinplein) plouf ! Des lignes sur… les gilets jaunes !

« Faut bien qu’il s’avance : comment rester là au bout des jumelles du petit côté qui fait loucher à force de pas s’en mêler ? Au moins : qu’il le veuille. Que l’épée de ce vouloir le pique au creux des reins si l’âge a rouillé dans ses articules le besoin d’aller brailler sur le pavé que le monde est de merde à force d’être mal foutu. Ne pince pas le nez, vieil homme. Que jamais ton rond de bouche en cul-de-poule ne flûte désabusé que c’est simpliste et grossier de croire à la guerre des mal lotis qui douillent contre les bien lotis qui trônent. Te voici au moins en pensée à re-aimer l’humanité énervée en foule sous des banderoles dans le technicolor des fumigènes. […] Mais qui pourtant défilent en râlant avec Chino ici et maintenant puisque à jamais présents dans sa tête peu apte à l’oubli : Jepka le Polak, Nobile le Rital, Pilar l’Espingouin, Broudic, Perrigault, Dédé, Mimile, nombre de cousins, cousines, fillettes et galopins et tous les gredins des soleils lointains, tous en Gilets jaunes comme ces soleils. Et hop : tous en piste ! ».

 

La Langue et ses monstres, Christian Prigent, éditions P.O.L, 2014, 320 pages, 21,90 €

J’ai donc, après Chino au Jardin (non, non), lu La Langue et ses Monstres. Version remaniée 2014. Textes revus, certains enlevés et d’autres rajoutés. Les textes sur Khlebnikov, Cummings, Burroughs m’ont intéressé mais l’objet (la nature ?) de « La Langue… » me reste opaque. Réflexion théorique sur ? Retour sur les anciennes querelles ? Sur un parcours personnel ? La forme se dirige souvent vers une sorte de travail universitaire, pesant, cherchant une validation externe (foule de notes, références, extraits et citations). Mais également une utilisation très étrange d’une sorte d’« allégorie descriptive » ou le lexique de l’analyse appuie une « vision » de l’auteur. Tous les autres textes (ou presque) m’ont fortement ennuyé, non pas en raison d’un désaccord (Pasolini ou Artaud), mais par une sorte de recul par rapport à la démarche même de Prigent. Une sorte d’entassement de signifiants pour un signifié en creux. En langage de tous les jours : soupçon d’arnaque. Vision « révolutionnaire » suffisamment poussiéreuse pour devenir son propre pastiche involontaire. Pages préférées ? Une explication de texte (ironie/ironique ?) sur un texte de Jude Stéphan.

Un extrait comme un autre, à l’occasion d’un texte sur Éric Clémens :

« Quant au travail joycien du “mot”, on pourrait sans doute dire qu’il a à voir avec ce que la physique moderne décrit du “paquet d’énergies” des quanta et de l’échange énergétique manifesté sous “forme d’onde”. De même que la matière (quantique) est faite d’une onde de “corpuscules transportant chacun un quantum d’énergie”, de même la matière (textuelle) de Finnegans Wake est constituée d’unités lexicales polysémiques dont le transport énergétique phrasé multiplie à l’infini les potentialités de sens (6). Pris dans un processus radioactif (rayonnant) d’échos polyglottes et enchevêtré à des liaisons étymologiques, homophoniques et isochroniques exponentielles, le “mot” joycien est gros de potentialités sémantiques supérieures à ce que par lui-même il recèle (7). Il fonctionne du coup “comme” un “objet quantique”, à la fois continu (“objet discret”) et discontinu (“onde spatiale”), simultanément particule et champ, réduit en tout cas ni à l’une ni à l’autre ».

Ce volume m’a t’il donné envie de lire (hors re-lire) un de ces monstres ?

La réponse est non.

 

Couleuvres, Nicolas Bouyssi, éditions P.O.L, 2022, 352 pages, 23 €

« Un livre que l’on lira dans cent ans pour comprendre à quoi ressemblait notre époque » (Libération).

« Ecrivain au regard redoutable et à l’écriture âpre à force de rigueur » (Le Monde).

« La pire chose que j’ai pu lire depuis longtemps » (Moi).

Petit volume sacrément travaillé (dernier d’un cycle de 12). Est-ce qu’il vaut vraiment la peine de nommer les auteurs auxquels il peut faire penser (en moins bien ou en pire) ? Pas sûr, car cela fait sans doute partie des intentions (non, pas d’italiques) de l’Auteur (avec majuscule). Un pensum de compétition, l’illustration du vide existentiel d’une époque par un trop-plein de… vide. Techniquement bravo Nicolas : rejets, inserts, ellipses, élisions, surprises grammaticales, jeux (n’exagérons rien quand même) sur les noms, les symboles, les référents vrais et faux. Répétitions et accumulations (dois-je donner le nombre d’occurrences d’Hidalguesque ? Vraiment ?). Notes hilarantes (non) d’inutilité et de… vide. Construction à l’identique : ça entasse, ça brasse. Des repères quand même, l’action se passe sur quelques jours rythmés par un rappel constant des heures en format digital (ironie), par l’écoute de Sound Machine (ironie 2), par la lecture de SMS (ironie toujours ?), ou la lecture d’une biographie. Bien sûr les clés sont données par Bouyssi, sinon on ne serait plus dans de la grande littérature du XXIe siècle. Distanciation, mise(s) en abyme, critique sociale. Tout est dans le pot. Brassons.

Un extrait en valant un autre :

« Autrement dit, pensais-je, le cendrier désormais dans la main (devant ma fenêtre entrouverte par où s’échappait la fumée et s’insinuait le froid de décembre), dans les rapports spécialisés mondains ou professionnels, il y avait toujours un chouïa de x = 1, mais écrabouillé par la puissance ∞/1 de S, et l’absence d’effort p ou d’implication subjective que permettait la distance d ± = 0 séparant les deux interlocuteurs ».

Ou encore :

« Clic-Clic. Mon café est arrivé. Il était tiède en son gobelet de polystyrène marron, avec moins d’eau que la fois précédente mais plus que l’avant-dernière fois. Il y avait des bulles. Comme dans un film, je les ai vues, avec mes yeux formant vers elles un travelling plein d’audace, et l’audace n’avait rien de commun aux individus, ai-je admis devant les bulles éclatant parfois une à une mais le plus souvent en troupeau se coagulant toutes à la fois ; et ce qui paraissait courageux à l’un apparaissait timide, prétentieux ou abject à un autre. J’ai approché mes lèvres et j’ai bu. Il y a eu un blanc dans mon crâne. […] “J’en ai eu marre. J’en ai eu marre au moment où le liquide m’a brûlé la langue et a manqué déborder, c’est-à-dire que je me suis moi-même gonflé” ».

L’objectif étant, peut-être, un petit sourire méprisant adressé au lecteur : « t’as vu, je t’ai même poussé à remarquer une incohérence très conne dans un univers incohérent. Je suis trop fort ». Ou quelque chose comme ça. Je ne vous parlerai même pas du prétexte à la chose. C’aurait pu être autre chose.

Ah, j’ai oublié de dire que notre auteur a, quand même, sa marque de fabrique : l’image, la comparaison, l’allégorie… Neuf phrases sur dix en sont infectées ; proximité de la Covid ?

Extrait d’un lexique imaginaire de fin de volume :

Chez Kemal khebab

Easton Ellis B

Genesis

Mairie de Paris

McCarthy C

Robbe-Grillet A

Sarraute N

Sarraute C

N’ouvrez jamais.

 

Alain Faurieux



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A propos du rédacteur

Alain Faurieux

 

Alain Faurieux, fanatique de S.F. et adepte du polar. Maniaque de musique (genre « insupportable » pour ceux qui le fréquentent encore), anciennement enseignant d’anglais.