Coupables, Ferdinand von Schirach (par Olivier Verdun)
Coupables, Ferdinand von Schirach, trad. allemand, Pierre Malherbet, 187 pages, 17,90 €
Dans son dernier recueil de nouvelles sobrement intitulé Coupables, Ferdinand von Schirach ne ménage guère son lecteur qu’il plonge dans l’opacité sans fond des motivations humaines, au cœur de la mécanique des affaires criminelles.
Avocat de la défense au barreau de Berlin depuis 1994, Ferdinand von Schirach sait de quoi il parle. Les événements qu’il relate, tous aussi sordides les uns que les autres, seraient restés de simples faits divers tout droit sortis des annales judiciaires sans le regard clinique et profondément humain à la fois de l’écrivain.
Au fil de ces quinze nouvelles, dont certaines donnent la nausée tant l’écriture, qui n’est pas sans rappeler celle d’Agota Kristof, du Michel Houellebecq d’Extension du domaine de la lutte, ou, au cinéma, de Bruno Dumont, est limée jusqu’à l’extrême concision, l’auteur traque, au-delà des seules questions de justice et de procédure, des vies sur le fil du rasoir, des vies qui se détraquent, des vies qui basculent jusqu’au point de non-retour, prises dans l’engrenage de sibyllines nécessités.
Le décor est campé dès la première nouvelle, « Fête communale » : une jeune fille de dix-sept ans est victime d’un viol collectif ; les violeurs, des hommes ordinaires, normaux, jouaient dans une fanfare, le jour où la ville célébrait son six-centième anniversaire. Il faisait si chaud ce jour-là. Ils avaient trop bu. Le soleil devait rouler sa boule de métal en fusion dans un ciel très lourd. Nul n’aurait imaginé qu’une telle chose pût arriver. Après que les hommes en eurent fini avec la jeune fille, ils avaient uriné sur elle alors qu’elle était étendue sous eux, sous la scène, « nue, dans la boue, ruisselante de sperme, ruisselante d’urine, ruisselante de sang ». Les hommes furent acquittés faute de preuves. Jamais il n’y eut de procès.
A chaque fois, l’auteur se met lui-même en scène en tant qu’avocat, sans que le motif autobiographique ou le simple souci de restituer le plus objectivement possible la matière factuelle ne soient prédominants. Au fond, ce qui importe, ce n’est pas tant l’exactitude des événements exposés que la mise au jour des enchaînements qui transforment des existences a priori innocentes en passions destructrices, dont la violence, toujours restituée avec minutie, n’occupe néanmoins jamais le premier plan.
C’est que le regard, apparemment neutre et détaché, que pose l’auteur sur la psychologie criminelle est empreint, sinon d’une profonde compassion, au moins d’un sens pour le moins aigu de la complexité humaine. Non que ces hommes et ces femmes qui se rendent coupables des pires atrocités nous paraissent, au final, plus sympathiques et finissent par susciter notre mansuétude : jeux sadiques dans un internat pour fils à papa, frivole et jalouse Lolita qui fait condamner le mari de son institutrice en l’accusant d’attouchements, tous ces personnages dignes d’un thriller que l’on croise jusqu’à la dernière page ne sont franchement pas des plus amènes.
Il est évidemment plus facile de se ranger du côté de la victime, comme dans « Solitude », le texte sans doute le plus émouvant de tout le recueil, une histoire de déni de grossesse où Larissa, violée alors qu’elle n’a que quatorze ans, découvre in-extremis, aux toilettes, au moment d’accoucher, qu’elle est enceinte. – « Ça ne doit pas être en moi », répète-t-elle, ahurie, tandis que le bébé tombe dans la cuvette des WC et qu’elle entend les éclaboussures.
La description de la scène, d’un minimalisme au plus juste et au plus aride malgré son contenu baroque, donne des haut-le-coeur sans jamais céder au voyeurisme gore : « Le bébé était là, en-dessous, dans la cuvette, blanc et rouge, barbouillé – mort. Elle attrapa les ciseaux à ongles dans l’armoire au-dessus du lavabo et coupa le cordon ombilical. Elle s’essuya avec du papier hygiénique, ne pouvait se résoudre à le jeter sur le bébé, s’en débarrassa alors dans la poubelle en plastique de la salle de bains […] Puis elle tira le bébé des toilettes – de si petites jambes ! Elles étaient très fines, presque autant que ses doigts. Elle l’étendit sur une serviette de bain, lui jeta un rapide coup d’œil, rapide mais déjà beaucoup trop long – il gisait là, sa tête était bleue, ses yeux fermés. Puis elle referma la serviette autour du bébé et mit l’ensemble dans le sac. Avec précaution, “comme une miche de pain”, songea-t-elle. Elle emporta son paquet dans la cave, des deux mains, et le remisa entre les vélos ».
Le fil rouge qui relie entre elles toutes ces vies tragiques réside précisément dans le jeu d’ombre et de lumière entre « innocence et culpabilité, liberté et nécessité ». – Innocence perdue en chemin, en effet, à l’insu des protagonistes eux-mêmes qui la découvrent du jour au lendemain sous le sable des motivations, des désirs, des causalités, de la confrontation au réel, à l’instar de ces deux avocats dans « Fête communale » : face au non-lieu objectivement compréhensible et logique, mais humainement insupportable, ils en sont réduits à s’avouer : « Nous savions que nous avions perdu notre innocence et que, au fond, cela importait peu […] Sur le trajet du retour, nous songions à la jeune fille et à ces hommes respectables – nous n’échangeâmes pas un seul regard. Nous étions devenus adultes. En descendant du train, nous savions que, plus jamais ! Les choses ne seraient simples ». – Culpabilité qui se joue toujours dans l’entrelacs de processus à demi-conscients, dans le cheminement d’actes qui ont leur nécessité propre et qui, le temps d’un éclair, finissent par sceller une existence tout entière, sans que l’on comprenne jamais vraiment pourquoi, de quelque côté que l’on se situe, les choses ont pu prendre une telle tournure.
Ce qui rend ces histoires de crimes et de procès aussi troublantes, c’est que l’écriture au scalpel de Ferdinand von Schirach sonde avec un pouvoir d’évocation exceptionnel la dimension humaine, toujours singulière, sinueuse, incertaine, de la justice. Le lecteur y retrouve la face obscure, le point aveugle de sa propre humanité – une humanité vacillante qui n’est jamais acquise une fois pour toutes, mais qui risque à tout moment de basculer dans l’inhumain. Le philosophe, quant à lui, pourra lire dans ces quinze nouvelles une illustration littéraire de certaines lettres de Spinoza sur le mal, la culpabilité, la liberté, la justice.
Olivier Verdun
Né en 1964 à Munich, petit-fils du chef des Jeunesses hitlériennes, Baldur von Schirach, qui fut condamné à vingt ans de prison au procès de Nuremberg, Ferdinand Von Schirach est avocat de la défense au barreau de Berlin. Son premier recueil de nouvelles, Verbrechen, paru en 2009, a obtenu le Prix Kleist. Crimes, publié par Gallimard en 2011, est le titre français de Verbrechen.
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