Côté cour, Leandro Ávalos Blacha
Côté cour, traduit de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano, mai 2013, 192 pages, 15 €
Ecrivain(s): Leandro Avalos Blacha Edition: Asphalte éditions
Imaginez un monde où un omnipotent opérateur téléphonique, Phonemark, règne en maître absolu sur votre existence, peut supprimer d’un simple coup de rayon votre maison si vous ne rechargez pas votre portable de crédits suffisants. Imaginez que cette entreprise vous oblige à emprisonner entre vos murs, contre une modique rémunération, des petits délinquants ou des tueurs en série, vous transformant en geôliers domestiques, qu’elle surveille tous vos faits et gestes, et qu’au final, gratification suprême, elle vous rende malade ou fou à lier…
Vous habitez un quartier où les maisons possèdent toutes une cour isolée, et c’est dans ces lieux clos que l’horreur s’installe… l’horreur, le fantastique et le magique.
Dans ce roman bâti autour de cinq chapitres, que l’on peut lire comme autant de nouvelles, le lecteur glisse peu à peu dans un univers cauchemardesque, où les protagonistes subissent le joug du diktat de la firme, s’en accommodent tant bien que mal, vont parfois bien au-delà de ce qu’elle leur impose, ou tentent de s’engouffrer dans les failles du système pour garder une certaine marge de manœuvre individuelle.
Dans Côté cour, Leandro Ávalos Blacha narre des histoires vénéneuses comme celle de cette femme qui pour arriver à vivre sa passion avec un prisonnier se servira de grands-mères, ligotées à des chaises, comme de boucliers humains afin de rejoindre son amant, ou celle de ce couple qui organise des combats entre des chiens féroces, lorsqu’il ne s’agit pas de chauves-souris empoisonnées, et des détenus surentraînés, pour arrondir leurs fins de mois. Parfois aussi un « docteur » fou réduit les têtes déjà chauves de ses prisonnières et les transforme en poupées. Une petite fille voit la sienne « revivre » sous le faisceau lumineux de Phonemark, et enfin des grands-mères, le temps d’abandonner leurs fusils, font cause commune et volent au secours de l’une d’entre elles, face à l’indifférence et à l’égoïsme de leurs propres enfants.
Mais résumer en quelques mots ces nouvelles, c’est également passer à côté de la richesse et de la complexité de chacun de ces récits qui enfièvrent l’imagination du lecteur, le laissent souvent dans l’expectative, l’aspirent dans un monde où le réel et l’irréel se mélangent pour mieux révéler et dénoncer la mutation d’une société asservie par la technologie, soumise aux puissants groupes qui la contrôlent, abrutie et décérébrée par les shows et les séries télévisés et où la privatisation de la Justice remplace l’État de droit.
S’inscrivant dans une tradition littéraire sud-américaine où le « réalisme magique » a servi de support contestataire à toute une génération d’écrivains, Côté cour joue sa propre partition dans une vision sombre, acide et à peine futuriste d’une société en voie de déshumanisation, tout en évitant de tomber dans une dénonciation politique plus ou moins simpliste, ni dans un quelconque dogmatisme. L’écrivain sait, en revanche, parfaitement décrire les pulsions sadiques qui se réveillent dans un espace où la seule règle qui prime est d’assurer sa survie. Il le fait avec cruauté, mais aussi avec une ironie acérée, une inspiration poétique désespérée et une imagination bien déjantée.
Diable d’écrivain qui arrive à nous faire rire, ou parfois à nous faire rêver, là où nous ne devrions que pleurer !
Roman urbain mâtiné de culture « pulp », voire recueil de nouvelles fantastiques, écrit d’une plume parfaitement fluide, Côté cour est l’un de ces OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) que la littérature argentine sait si bien distiller depuis déjà un très grand nombre d’années et qui reste fidèle à l’esprit de la phrase de Jorge Luis Borges : « Cela n’est pas possible, mais pourtant cela est ».
Pour se quitter sur une note de complicité, Leandro Ávalos Blacha offre à ses lecteurs en fin d’ouvrage une playlist de treize morceaux de musique sélectionnés par ses soins qui accompagnent ou prolongent la lecture ; morceaux qui vont de Portishead à Queen en passant par Kiko Veneno.
Une manière très actuelle de rester plus longtemps dans l’ambiance de cette passionnante découverte littéraire.
Catherine Dutigny/Elsa
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