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Correspondance, Édition intégrale, Clarice Lispector (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 21.01.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Amérique Latine, Correspondance, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Correspondance, Édition intégrale, Clarice Lispector, décembre 2021, trad. portugais, Didier Lamaison, Claudia Poncioni, Paulina Roitman, 400 pages, 26 €

Correspondance, Édition intégrale, Clarice Lispector (par Yasmina Mahdi)

Confidences

Un choix important de la correspondance de 1940 à 1977, nous fait traverser une part du destin de la grande figure des lettres brésiliennes, Clarice Lispector. Ces archives privées contiennent des formes confidentielles d’écrits, et ce qui en résulte est tour à tour une activité d’écrivain qui écrit pour se dire que « ce qu’il offre est un trop-plein qui gonfle sa propre vie (…) qu’il trouve en lui-même ou autour de lui », et d’écrivant, selon la terminologie de Barthes, « lequel est un homme transitif, “celui qui pose une fin de témoigner, expliquer, enseigner”, dont la parole n’est qu’un moyen », une communication (Falardeau, J.-C. (1961), Écrivains et écrivants in Liberté). Corroborant cette analyse, en cela, Clarice Lispector se parle à elle-même, se répond, interroge et s’interroge, se livre et se délivre du trop-plein de son existence d’écrivaine. Par ailleurs, elle se positionne en écrivante quand elle rédige son courrier professionnel. Elle s’adresse à des poètes, dramaturges, romanciers influents tels Lúcio Cardoso, José Lins do Rego, Natércia Freire, Fernando Sabino, Érico Veríssimo, auxquels elle demande des avis sincères.

Au demeurant, même si l’échange s’effectue à une seule voix, l’ensemble de sa correspondance est polyphonique, les destinataires sont multiples et différenciés, des personnages primordiaux pour elle.

Ceci dit, Clarice Lispector rend compte avec exactitude et franchise de ses analyses. Préciosité, fougue et sollicitude inquiète la caractérisent. Ainsi, l’autrice témoigne en critique littéraire et ses appréciations ne sont ni vagues ni convenues, son vocabulaire est tout sauf vernaculaire. Elle vit d’abord à Rio de Janeiro, dans une société racialisée, où la frontière est infranchissable entre les femmes « métisses » de la zone nord de Rio, accablées d’« une douzaine d’enfants par an », les « petites négresses » au service des blancs, et les privilèges du milieu diplomatique de l’époux.

Une fois mariée, lors de ses déplacements, C. Lispector rapporte les détails du quotidien (nourriture, vêtements, goûts pour la mode) et les particularismes de son entourage. Elle passe quelque temps en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne, terres envahies de missionnaires et de militaires. Elle s’éloigne des mythologies de genre (et les combat) – l’amour « romantique » de la jeune éplorée, les platitudes sur la « féminité », bien qu’étant elle-même d’une grande beauté et très élégante. Elle fait preuve d’une morale d’avant-garde durant sa visite à Paris en fréquentant des boîtes de nuit homosexuel.le.s. Femme au foyer, épouse de plénipotentiaire, elle se sent sacrifiée et solitaire : « Je n’éprouve rien en dehors de mon irritation contre les gens », et avoue « détester cette faune » (des salons). En remplissant son rôle de « grande maîtresse de maison », elle se plaint de subir « ce train de vie stupide » bourgeois et protocolaire.

Ayant échappé à la guerre, elle et son mari, Maury Gurgel Valente, passent des années en Italie sous la protection du consulat. Ses attentions affectueuses envers ses sœurs, Elisa et Tania, en dépit des années de séparation, alternent avec ses préoccupations d’écrivaine, ses remises en question, la peur de se sentir incomprise ou infériorisée, en dépit du soutien et de l’amitié de personnalités imminentes. Elle consigne quelques rêves dont celui-ci, étonnant où « Dieu était représenté par un énorme gâteau tout illuminé ». Peu à peu, l’autrice est sujette à des malaises passagers, des tensions et des angoisses, s’inquiète du courrier perdu, affronte les problèmes de son premier fils, éprouve la Saudade, tout en demeurant très pudique.

Les passages sur Florence sont révélateurs et nostalgiques, « Florence est pleine d’attelages et de coches et on ne cesse d’y entendre les sabots de quelque cheval. Et les cloches sonnent sans arrêt ». Habitant à Berne, elle soutient que, « il est drôle à bien y penser qu’il n’y ait pas un véritable endroit où vivre ». Elle confie : « Ce qu’il faut c’est ne pas lutter contre le courant. Faire comme quand on se baigne dans la mer : essayer de monter et de descendre avec la vague. C’est une façon de lutter : attendre, prendre patience, pardonner, aimer les autres. Et chaque jour améliorer chaque jour » – peut-être une allusion à la critique blessante d’Álvaro Lins à propos de Près du cœur sauvage qu’il refusa de publier. Elle rend compte de la réalité d’écrire : « rude travail qui est dur comme de casser des pierres » et affirme sa volonté de « vouloir tout transformer en or ».

La description de Lausanne est un tableau exquis, et témoigne de son immense talent : « Il y a une petite fontaine qui se partage en trois au-dessus d’un bassin de pierre. Il y a un enfant qui mange un biscuit. Une femme au chapeau blanc sur une barque. Vous pouvez presque deviner qu’on est samedi après-midi. C’est un lac d’eau douce à la bonne odeur d’eau. Ce lac est énorme et transparent. Près de moi, il est verdâtre. Mais à partir du milieu jusqu’au bout il est de la couleur du ciel et la montagne elle-même est de la couleur du ciel ». Ce qui n’est pas sans évoquer Mort à venise car ici également, se trouve un orchestre qui joue près d’un hôtel… Ou encore ces préparatifs de fête qui déclenchent son émotion : « une pièce tout illuminée de chandelles… devant un grand sapin de Noël, plein de bougies, de petits oiseaux en celluloïd, de boules brillantes (…) aux branches de petites étoiles de la Saint-Jean (…) une véritable féérie ». Elle relate une condition d’expatriée – les photographies resteront les uniques liens visuels avec ses proches, accompagnées de menus cadeaux. Elle a un penchant pour le cinéma, voit beaucoup de films, va au concert, au théâtre.

La relation à ses deux sœurs est d’ordre spéculaire, relation de désir et de gémellité qui semble se refléter dans un miroir à double facettes. Clarice Lispector œuvre comme Janus, dieu des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes avec une face tournée vers le passé, l’autre sur l’avenir. Avec la naissance de ses fils, une transformation a lieu, l’injonction du réel pèse fortement sur ses décisions et dans ses missives, l’amour et la quête de vérité, de spiritualité l’habitent profondément : « Être la réalité est le sommet de la spiritualité, c’est l’unique façon pour l’esprit de pouvoir vivre ». L’itinérance du couple et des enfants se poursuit, en 1950 en Angleterre et de 1952 à 1959 à Washington, « ville vague et inorganique », ainsi que le changement incessant de « nounou » et de personnel domestique – un récit en soi, comme chez Virginia Woolf.

C’est une femme de chair et d’os que nous rencontrons, et nous partageons, en la lisant, ses douleurs de parturiente, son travail d’écriture de nouvelles ou de romans jusqu’à « l’épuisement », sa dévotion de mère, ses soucis passagers, ses menus plaisirs, les livres qu’elle reçoit, sa vie mondaine, des événements célèbres maintenant oubliés, « Je suis très émue (!) de me trouver dans la ville où demeure la riche famille de Grace Kelly, c’est déjà ça ». Et cet être d’exception se réincorpore, ressuscite du royaume des ombres. Vingt années d’éloignement la séparent de ses sœurs, et un vague à l’âme la pousse à ce constat curieux : « Il m’arrive une chose tellement bizarre : le temps passant, j’ai l’impression de n’habiter nulle part, et que nulle part ne “veut de moi” ».

Lors d’un court séjour à Hollywood, elle s’émerveille comme une adolescente, non sans humour : « Dans les studios, il y a des rues entières de décors de westerns, dans une rue il y a tout simplement la maison d’Autant en emporte le vent, dans une autre la piscine construite pour Esther Williams ». Tout y est « beau, exact, avec de la fausse neige, des arbres en plastique si parfaits qu’il ne leur manque que de porter des fruits, des rochers en plastique, on n’a plus qu’à y avoir froid, tellement c’est bien fait ». Par contre, précédemment, lors de sa villégiature à Naples en 1944, elle se montre moins clémente et plus directe : « Le peuple vit clairement de contrebande, de marché noir, de prostitution, d’agressions et de vols ».

Dans la dernière période de sa correspondance, l’on peut suivre ses succès et son nouveau destin. Pressent-elle l’invasion de la culture populaire importée d’Amérique, la déferlante de livres perçus comme des produits de masse, des objets de consommation divertissants et rapides, jetables – ce qu’elle constatait déjà en 1947 ? « Le danger de prendre goût à la facilité d’écrire (…) reflète un esprit qui apparaît peu à peu dans certains magazines, chez certains chroniqueurs et conteurs. Esprit qui est un mélange de l’irresponsabilité des histoires de bandes dessinées avec de l’humour superficiel, et dont l’éthique, ou son défaut, exprime l’apothéose de l’autosatisfait ».

Clarice Lispector a parfois des assertions déconcertantes telle, « hélas plus je suis pauvre, plus je m’apprête d’apprêts », et d’autres, écrites sur le ton de la gaieté et de la plaisanterie : « Berne, d’après ce que je vois du balcon (…) est une ville toute ravissante, très propre. Tout le monde a les pommettes rouges et un air empreint de sérieux et de décence ». Elle se dévoue aux siens, se chagrine d’avoir dû abandonner son chien, « cette pauvre petite chose (…) la chose la plus douce que j’ai jamais vue, le chien est d’une patience avec sa propre nature limitée et celle incompréhensible des autres ». Et elle continue, échafaude, bâtit : « Je vais me mettre à repriser toute ma vie ». En parcourant plusieurs fois ces lettres-mémoire, l’on peut raccorder ce fonds précieux à l’individualité implexe de cette grande âme.

 

Yasmina Mahdi

 

Clarice Lispector, née Chaya Pinkhasovna Lispector le 10 décembre 1920 de parents juifs, à Tchetchelnyk, un petit village d’Ukraine, est une femme de lettres ukrainienne naturalisée brésilienne. Son dernier roman est L’Heure de l’étoile. Elle est morte le 9 décembre 1977 et a été enterrée dans le cimetière juif de Caju à Rio de Janeiro.

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.