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Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia (1919-1924), André Breton, par Michel Host

Ecrit par Michel Host le 26.03.18 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia (1919-1924), André Breton, Gallimard, décembre 2017, 247 pages, 26 €

Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia (1919-1924), André Breton, par Michel Host

« Mon ami Jacques Vaché disait : “L’art n’est pas une sottise. Presque rien n’est une sottise. L’art doit être une chose drôle et un peu assommante : c’est tout” », André Breton (Juin 1919)

On sort à peine de la première Guerre mondiale. Il s’agit, pour l’essentiel, de la naissance et des premières évolutions du mouvement Dada, inspiré par Tzara, le dynamiteur absolu. L’introduction d’Henri Béhar situe clairement les choses, et ses notes au fil des pages, abondantes, circonstanciées, nous en laissent deviner ou nous en font mieux connaître les aléas et difficultés.

On est, surtout, dans des projets rarement aboutis, des échanges de textes et d’illustrations pour diverses revues, des rendez-vous manqués ou pas. Avec Francis Picabia, la correspondance est souvent plus animée et divertissante. Néanmoins, n’exagérons rien : on se connaît depuis peu, on s’observe, et d’une certaine façon on marchera sur les plates-bandes de l’autre à la première occasion. Breton est dans le deuil quasi éternel de son ami Jacques Vaché, lequel, dans ses Lettres de guerre, avait parfaitement deviné, Henri Béhar nous le rappelle,

« le véritable esprit nouveau, sans littérature, reléguant aux oubliettes celui qu’Apollinaire bricolait avec des fils électriques ».

Breton traite ses nouveaux amis (Tzara se substituera en quelque sorte à Vaché) avec une affectivité peu à peu débordante : aux « Cher Monsieur » de janvier 1919 succèderont les « Mon cher ami… Mon cher Tristan… » et les « Très affectueusement… ». C’est que faire venir Tzara de Zurich, voire de Bucarest, à Paris, n’est pas si facile. Le manque d’argent y est pour quelque chose sans aucun doute, mais aussi le peu de goût à se déplacer de Tzara. On a donc les nerfs à vif à s’écrire ainsi dans une émotivité permanente. Là est, c’est probable, la première source des brouilles et malentendus à venir.

On s’envoie des poèmes qui seront (ou ne seront pas) publiés dans de nombreuses revues, certaines vouées à une rapide disparition, comme c’est la loi des revues : Dada, revue de Tzara, où Breton découvre son second frère en pensée et en conception du renouveau poétique ; Nord-Sud (revue de Pierre Reverdy) ; Littérature, où écrit aussi André Gide ; Breton a lu à Aragon ses Champs magnétiques, et ce dernier leur offrira un puissant écho, les deux hommes ne se quitteront plus, s’inscrivant d’abord au parti socialiste, puis au parti communiste ; Francis Picabia est proche, avec sa revue dadaïste – (391) –, et on se rapprochera davantage après une période de méfiance… Des manifestations sont organisées qui connaissent les succès de scandale recherchés : par exemple, la première matinée de Littérature, en janvier 1920, celle du Salon des Indépendants, le 5 février… On fera « un effort d’explication » de Dada pour l’Université populaire du Faubourg Saint-Antoine… Bref, Dada précède le Surréalisme et le prépare, ce qui surprendra Tzara et présage de sa première et proche rupture d’avec Breton…

Je cite ici sans hésiter Cyrille Godefroy qui, dans La Cause Littéraire, a produit une excellente analyse de cette double correspondance : « … ce chapelet de courtes missives s’avère relativement lisse au regard de l’esprit subversif véhiculé par Dada et sa clique de trublions. Une resplendissante nécropole de convenu, de convenable, de conventionnel. Où donc est l’extravagance, l’irrévérence, la dérision qui ont innervé ce courant à l’ADN imprévisible né sur les décombres de la première guerre mondiale ? Où donc est l’absurde débridé, l’inventivité loufoque et le nihilisme provocateur dont faisait preuve ce triumvirat d’artistes figurant parmi les plus tapageurs des années 20 ? Ceci étant dit, un tel document n’est pas inutile pour appréhender l’atmosphère artistique de cette période ou pour glaner quelques détails sur le quotidien des trois sacripants dadaïstes ». Pour ma part, j’ajouterai que de la coulisse, on ne voit que partiellement la scène où se développe le « mouvement », et lointainement la scène littéraire, la scène parisienne où il est décrié, méprisé ou encensé. En outre, peut-être est-il un peu tôt pour exposer « l’extravagance, l’irrévérence, la dérision… » des manifestations, expositions, conférences à venir dans le double sillage de Dada et du Surréalisme.

Tirons de ces courtes missives quelques citations significatives :

De Breton à Tzara :

– « J’ai vingt-deux ans, je crois au génie de Rimbaud, de Lautréamont, de Jarry ; j’ai infiniment aimé Guillaume Apollinaire. J’ai une tendresse profonde pour Reverdy » (22/I/1919)

« Si je vous écris rarement, ce n’est pas faute de vous aimer » (18/II/1919)

« Attendez, voulez-vous, pour me juger, la parution en septembre des Champs magnétiques… » (10/VII/1919]

« L’optimisme incurable d’Aragon m’était devenu ces derniers temps insupportable (et j’aime trop Aragon pour le lui avouer) » (5/IX/[1919]

De Tzara à Breton :

« Lautréamont est un esprit très curieux. Le relativisme énoncé avec tant d’intensité dans la première partie [des « Poésies »] contraste avec un utilitarisme un peu médiocre (humanité, etc.) de la 2epartie… » (27/V/1919)

« Je ne suis qu’un être très normal qui se donne toute peine de s’ i d i o t i s e r » (16/VIII/[1919])

« Ce que je pense de vous, à part cela, vous le savez bien, beaucoup de mal. Je ne m’en cache pas…une attitude inqualifiable à l’égard de vos anciens amis. – Jai tenu à vous dire tout cela pour que vous sachiez que je ne suis pas tout à fait indifférent aux interprétations équivoques quon vous donne, de mes idées à votre égard » (4/XII/1922)

« Il est inutile de vous dire qu’aussitôt sorti du domaine paranoïaque-humoristique, l’activité raciste de Dalí [*] me paraît être des plus tapageuses » (4/II : 1934) – [*] Dalí se défendra de l’accusation, au nom de Sade, tout en attaquant “l’estalinisme”. Note 2, p.146. – Il y eut une « affaire Dalí ».

De Breton à Picabia :

« Depuis des mois, je n’avais rien lu avec tant d’émotion que vos Pensées sans langage » (11/XII/1919)

« Il y a un mot que je prononce souvent, celui de démoralisation. C’est à cette démoralisation que nous nous appliquons, Soupault et moi, dans Littérature. Je sais que jusqu’à un certain point cela est puéril. Tzara dit : La décomposition de l’homme contemporain est la seule chose qui m’intéresse. Poursuivons-la : jusqu’à concurrence de la notion amusement » (5/I/1920)

« … je me convaincs aisément que je suis entouré de pantins et de simulateurs. Je vous les abandonne tous. Le malheur est qu’aujourd’hui tout le monde, avec un tant soit peu d’habileté, est capable de paraphraser une ou deux idées générales et cela sa vie durant, sans en subir le moindre dommage » (7/V/1922)

De Picabia à Breton :

« Tambourin / Les habitudes ont l’œil rusé Comme les mailles d’un filet / L’ivrogne va de village en village / Cherchant des amis / Les mouches voltigent avant de mourir / Comme des petits projectiles ».

*

Deux correspondances, donc, quasiment parallèles dans le temps, et de dimensions inégales (les explications en sont fournies par Henri Béhar). En produire quelques citations, c’est effleurer seulement les sujets, l’époque, les hommes… c’est les regarder de haut et de loin. C’est encore évoquer un ton, une qualité de langue, les couleurs des échanges, l’extrême susceptibilité d’hommes de lettres qui le sont tout en étant dans la conviction d’un travail essentiel de réinstallation des champs poétiques (et « magnétiques ») sur des terres nouvelles, des espaces où soufflent des vents encore inconnus venus de magies intérieures et nouvelles, porteurs d’autres ressources et d’autres ambitions. De Lautréamont à Sigmund Freud, c’est André Breton qui tient la boussole et le cap, et cela quand même Tristan Tzara croit diriger le navire. Cela se devine seulement car, humainement, c’est le temps des approches.

Qui se sent ignorant des grands épisodes de la construction et de la portée du Surréalisme, aurait, selon moi, intérêt à lire ou relire d’abord les grands recueils poétiques et ces Correspondances ensuite. Qui se sent plus assuré y lira une aventure littéraire et humaine dans ses premiers développements, avec infirmations et confirmations de ses connaissances.

 

Michel Host

 


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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005