Correspondance (1942-1982), Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss (par Gilles Banderier)
Correspondance (1942-1982), mai 2018, trad. Patrice Maniglier, préfacé, édité, annoté Emmanuelle Loyer, Patrice Maniglier, 434 pages, 25 €
Ecrivain(s): Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss Edition: SeuilIsaiah Berlin – repris par Michel Serres – affirmait que le monde des chercheurs se pouvait diviser en deux catégories : les sangliers et les renards. Les sangliers labourent le sol en profondeur, mais dans un périmètre restreint ; tandis que les renards ne creusent pas, mais parcourent de vastes étendues. Roman Jakobson appartenait indiscutablement à la seconde catégorie. La pression des circonstances historiques le contraignit à une série d’exils qu’il sut faire fructifier : né en 1896, il dut quitter la Russie communiste (1920) pour se réfugier en Tchécoslovaquie (un État alors tout neuf), d’où il fut forcé de partir en 1939 pour le Danemark, la Norvège, puis la Suède, avant de finir par quitter le continent européen pour les États-Unis (1941). Ces déracinements successifs eussent brisé bien des êtres humains, mais Jakobson renforça son goût des langues (il parfait et écrivait aussi bien le russe et le tchèque que le français, l’anglais et l’allemand). Ses aptitudes en auraient fait un bon agent secret – la rumeur a d’ailleurs couru (p.139, note 2). Il élabora une œuvre profuse et protéiforme, rassemblée dans neuf épais volumes de Selected Writings, portant aussi bien sur la linguistique, les études slaves, la littérature comparée, la poétique, le Moyen-Âge. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss, pour vaste qu’elle soit, se rattache principalement à une discipline, l’anthropologie.
Les deux hommes se rencontrèrent à New-York, dans le milieu des universitaires européens exilés. Véritable force de la nature, d’une exubérance et d’une résistance à la boisson typiquement slaves, Jakobson se prit de sympathie pour son cadet français, plus réservé et moins résistant. L’échange épistolaire entre ces deux titans de la pensée, qui s’étendit sur quarante ans, est à présent publié. Il s’ouvre sur des contrepèteries, fort chastes par rapport à ce qu’on pouvait lire dans l’album de la comtesse, et s’achève moins de quatre mois avant la mort de Roman Jakobson (18 juillet 1982). Il y est bien entendu question de l’article « à quatre mains » que Jakobson et Lévi-Strauss cosignèrent sur Les Chatsde Baudelaire, étude qui constitue à bien des égards un modèle d’explication de texte.
Comme souvent, ces lettres possèdent au moins deux niveaux de lecture. Le premier est d’ordre biographique : si les deux hommes sont assez discrets quant à leur vie privée (chacun s’est marié trois fois), ils échangent leurs vues relativement à la situation politique de l’après-guerre (« La France se jettera dans les bras du Général et, sous ce Salazar, les colonies sans doute perdues, nous deviendrons un nouveau Portugal », p.72) ou à tel collègue (Lévi-Strauss qualifie Georges Dumézil d’« agité, instable, peu capable d’écouter ce qu’on lui dit, moins encore de s’y intéresser », p.75). La correspondance enregistre des hauts et des bas, au gré des fluctuations de l’amitié, des brouilles universitaires (le refus de Lévi-Strauss d’accepter le pont d’or que lui propose Harvard apparaît incompréhensible à Roman Jakobson). Le second niveau de lecture est d’ordre intellectuel.
« Les sciences humaines se disent sciences comme le loup se disait grand-mère » (Louis Pauwels, Comment devient-on ce que l’on est ?, Stock, 1978, p.173). La formule est féroce. Est-elle injuste ? Le cœur du projet structuraliste, son rêve avoué, fut d’aboutir à une « science humaine » qui aurait l’implacable rigueur et l’impeccable démontrabilité des sciences « dures ». Aussi n’est-il pas surprenant de voir les deux maîtres du structuralisme que furent Lévi-Strauss et Jakobson lorgner du côté des mathématiques et évoquer les noms de Benoît Mandelbrot et de John von Neumann (p.146-147). Mais leur correspondance ne néglige pas la théologie chrétienne ou l’exégèse du Talmud (p.194-195).
L’annotation est, dans l’ensemble, satisfaisante, malgré une faute de français (p.14, note 1) ou des références croisées et erronées (p.11, note 1, p.21, note 2). Néanmoins, on a le droit d’être perplexe. Une annotation se construit en fonction de l’idée qu’on se fait des lecteurs à venir, de ce qu’on pense qu’ils savent ou ignorent. Est-il indispensable d’expliquer à ceux qui liront la correspondance de Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson (un lectorat plutôt restreint et qui se restreindra encore davantage avec le temps, car le moment ne tardera plus, où l’on brûlera Lévi-Strauss à cause de ses vues désagréables mais lucides sur l’islam) qui furent ou sont Georges Dumézil, Jean Piaget, Tzvetan Todorov et Noam Chomsky ?
Gilles Banderier
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