Correspondance (1764-1770), J-J. Rousseau, Henriette, Yannick Séité
Correspondance (1764-1770), JJ Rousseau, Henriette, Editions Manucius, présentation et notes Yannick Séité, 138 pages, 10 €
Ecrivain(s): Yannick SéitéDécidément, notre 18ème siècle français aura été bien riche, et notre légitime amour des Lumières occulte parfois des trésors que les éditions Manucius ont le mérite de remettre en « lumière » ! Cette correspondance entre J.J. Rousseau et Henriette vient en témoigner, tout d’abord pour l’objet lui-même, et ce joli petit livre de quelque 130 pages délivre par ailleurs une richesse roborative. Cette correspondance n’a pas fait l’objet d’une édition séparée depuis 1902, cette édition étant efficacement préfacée Yannick Séité, spécialiste des Lumières.
Nous sommes au printemps de 1764. J.J. Rousseau est réfugié à Môtiers, principauté de Neuchâtel, après la publication d’Emile. Il reçoit alors une longue lettre signée du seul prénom d’Henriette. C’est là que tout commence. Cette Henriette va éperonner Rousseau en partant de « son expérience singulière pour gagner l’abstraction ». Elle va tout d’abord flatter quelque peu Rousseau en lui avouant l’admiration sans bornes qu’elle lui voue, « vos principes me paraissent les plus vrais, les plus clairs et les plus solides », pour lui signifier très rapidement sa quête du bonheur afin d’atténuer une difficulté de vivre sereinement.
Henriette va tout d’abord, dans sa première lettre, expliquer sa témérité (elle ose écrire à ce grand homme) en exprimant avec beaucoup d’habileté son admiration qui lui aura permis l’audace de s’adresser au philosophe. « Vos principes me paraissent les plus vrais, les plus clairs et les plus solides, les plus d’accord avec la nature, l’expérience et la raison ; ce que je dis, non pour vous faire un compliment, je n’ai point cette vanité, mais seulement pour justifier une témérité que le désir seul de mon bonheur a pu m’inspirer ». La raison de cette témérité est bien ce bonheur qu’elle cherche désespérément, qu’elle semble incapable de vivre. Parce qu’à l’en croire, Henriette a un mal de vivre dont elle ne sortirait que grâce aux conseils que Rousseau est à même de lui prodiguer ; « je sais que je parle à un philosophe qui connaît la marche du cœur humain, et qui sait être indulgent ».
Mais deux obstacles se conjuguent à ses yeux : elle est une femme et de surcroît sans fortune ; « je suis une fille, Monsieur, qui n’est plus ni bien jeune ni bien jolie ; de plus je suis sans fortune, c’est-à-dire que je suis fort au-dessous de la médiocre ». Henriette a cette honnêteté de dire d’emblée les raisons pour lesquelles Rousseau pourrait se désintéresser de sa quête du bonheur, sachant que le philosophe a écrit des lignes plutôt misogynes et que l’air du temps ne favorise pas les plus modestes.
Henriette poursuit en révélant sa solitude, celle dans laquelle elle s’est progressivement enfermée en raison de la distance qui la sépare de ses semblables, elle qui n’a d’intérêt que pour tout ce qui touche aux moyens de gagner un apaisement, une quiétude. « Mes idées étaient trop éloignées des leurs pour que je puisse risquer de les mettre au jour. Etant donc obligée de renfermer tout en moi-même et n’ayant d’ailleurs nulle espèce de dissipation, car dans cette société tout amusement était proscrit, et tout talent d’agrément réprouvé, je tombai dans une telle mélancolie (…) que ma santé en souffrit considérablement ».
Rousseau va répondre au mois de mai, en s’expliquant tout d’abord sur sa misogynie, ici dépassée, et un dialogue va s’établir entre les deux personnages. Cette correspondance va devenir l’un des sommets de l’art épistolaire, tant pour le contenu qui révèle l’existence du moi féminin comme rarement jusqu’ici, que pour l’écriture dans laquelle l’un et l’autre nous plongent délicieusement. Lire ces lettres, les sept d’Henriette et les huit de Rousseau, c’est s’immerger dans une écriture qui prend son temps, et qui sait dire avec quelle élégance les choses parfois les plus graves.
Guy Donikian
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