Corps étranger, Adriana Lunardi
Corps étranger, mars 2015, trad. du portugais (Brésil) par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, traduction révisée par Briec Philippon, 272 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Adriana Lunardi Edition: Joelle Losfeld
Le corps étranger c’est, pour chacun des personnages du roman, ce composé chimique à quoi se réduisent ses sensations, ses absences à être, à la vie, son détournement, sa maladie ou son addiction. Aucun d’entre eux n’est bien dans sa peau, chacun développe des terminaisons nerveuses ou des projections, qui lui reviennent en boomerang, ou des greffons qui prennent plus ou moins bien. Chaque concentré de personnage semble agir comme un électron libre dont la seule finalité est de se décharger dans la rencontre, à l’instar de ces plantes : Cela faisait déjà un moment que certaines espèces de fleurs natives souffraient de véritables reconfigurations (…) N’expérimente-t-elle pas elle-même la disparition furtive et sans protestations des références qui lui ont enseigné à être qui elle est ? Des livres qui furent de véritables bibles pour sa génération et que personne aujourd’hui ne connaît ? (p.16-17).
Mariana, peintre de renom d’un certain âge a relégué sa vie, troqué la vie mondaine et l’abstraction contre une vie de solitude en montagne, à la recherche de la représentation d’une espèce rare de plante, qui ne fleurit qu’une fois. Ce choix (?) de vie est intervenu après la mort accidentelle de son frère, José, bien des années auparavant.
Manu, jeune photographe, vit en funambule entre la vie, l’absence à la vie et la mort lors de ses crises d’hypoglycémie : Elle fait tout pour inverser l’orientation des objets par rapport à la lumière. Elle ne sait pas ce qu’il peut y avoir à craindre au-delà des vitres (…) Le fait de voir et le sens de la vue ne sont pas synonymes. Seul ce que nous observons de façon délibérée forme une image. L’instantané est toujours dispersif, refoulé par la nécessité incommensurable que nous avons d’occulter les choses (p.118). C’est aussi parce qu’elle sent, pressent, sait qu’elle n’a pas le temps qu’elle fixe sur la pellicule l’instant et le mouvement, cherchant à voir dans cet arrêt sur image, ce qui se cache avant et après.
Paulo, le galeriste, a commencé il y a bien des années à faire bâtir une maison dans la montagne, non loin de celle de Mariana, où il devait vivre avec José. Peu à peu, la maison jamais terminée, s’estétoffée, jusqu’à devenir une bâtisse inhabitable, aux proportions démesurées, tenant à la fois de la ruine reconquise par la forêt et du catafalque, enserrant la première maison modeste où il devait abriter son amour : Il a l’impression de se repasser le scénario d’une vie trop bien racontée pour être la sienne, mais qui, par une de ces contradictions de notre esprit, résonne en lui comme s’il l’avait vécue. Peut-être tout cela peut-il être réduit à un phénomène chimique, dans la mesure où la mémoire est une combinaison aléatoire de sensations commandées par un intérêt souvent clandestin de notre stratégie de survie ? (p.167).
Ramiro, ancien médecin devenu jardinier, a lui aussi manqué sa vie : Ramiro avait été médecin avant d’arriver là. C’était déconcertant de regarder ces mains et de les imaginer en train d’examiner autre chose que des carrés de terre. Trente années à patienter, trente années passées à exécuter la sentence paternelle qui le destinait à la médecine, résumait Ramiro, non sans ajouter qu’il avait vécu une vie qui n’était pas la sienne (p.52).
Chaque personnage semble vivre par la force des choses, une vie empruntée, qu’il n’a pas choisie, pas vraiment. Ainsi, posé à côté des choses. Ces êtres-là vont se rencontrer dans le salon de Mariana,précipités les uns vers les autres : Elle avait déjà supputé, la veille, lorsqu’elle lui avait téléphoné, qu’il puisse venir lui-même. Auquel cas, elle aurait tout planifié ; elle serait allée l’accueillir à la porte, lui aurait proposé un café, comptant sur un probable refus poli, tant ils seraient impatients tous les deux d’abréger cette rencontre annonciatrice de mauvais moments. Puis ses plans ont été bouleversés. L’arrivée de Manu, dépêchée à sa place, a précipité un changement de programme qui lui a plu pour commencer, mais qui, maintenant, exige davantage d’ingéniosité. Sa simple présence a activé un nouveau mécanisme, comme lorsqu’un corps étranger envahit un système stable (p.237).
Quel grain de sable, quel détail a troublé l’ordre des choses ? Un petit tube de couleur qui manque à Mariana pour représenter l’éclosion de la fleur si longtemps attendue : Cette fois, pourtant, le lapsus tient l’épée pointée sur le nombril. Qu’un peintre se retrouve sans ses couleurs, c’est ou bien un indice de sénilité ou bien le fait d’une rupture de stock criminelle sur le marché (p.35). Tout est violence contenue, dans ce roman d’attente et de patience. Tout ce qui est ralenti, mais recomposé par laprécipitation des choses, va s’accélérer en révélant ce qui se cache : Dehors, le rien occupe déjà tout le paysage. La nuit a pris possession de l’espace, dépouillant le monde de ses apparences. Les qualités propres à chaque chose ont été nivelées, et les formes portées au plus haut degré d’indifférenciation – la montagne et la pelouse, l’arbre et le lièvre, la clôture, les labours, le chemin de pierre et les chaussures oubliées là, dehors. Dilué dans le noir de suie, le sol disparaît, devenu un gouffre aux proportions gigantesques, d’où sortent des ombres et des silhouettes monstrueuses. Le paysage est un velours sombre ponctué de grillons et de rares vols de lucioles. Les arbres, y compris les plus grands, même si on ne le voit pas, sont là ; on le devine. Nous croyons qu’ils existent, nous croyons en leur présence, et il ne s’agit pas d’un acte de foi : rien dans la nature n’exige une telle abstraction (p.72).
Innocemment, Ramiro met au jour la distorsion entre les êtres et l’écoulement du temps. Le corps étranger ce n’est pas l’autre, mais ce que le temps apporte de greffes qui prennent ou non : En marchant dans le potager à côté de Ramiro, qui lui présentait avec fierté ses nouvelles boutures de basilic italien, Mariana fit allusion à ce qui la préoccupait : elle parla des heures et des mois qui s’écoulaient rapides, implacablement, si bien qu’on manquait du temps nécessaire. Elle énuméra les tâches restées en attente ou qui n’avaient pu être terminées dans les délais. Le temps n’arrive plus désormais à tenir dans le présent, dit-elle, et elle pensa à la débâcle des minutes comme à de l’acide sulfurique projeté sur ses journées. Après une pause où la remarque sembla sourdre de la quiétude d’une réflexion philosophique, Ramiro modula sur le ton étouffé de cordes vocales passablement usées une phrase courte et cuisante. Ce n’est pas le temps, Mariana, c’est toi (p.49).
Anne Morin
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