Le corps et l'amour dans la littérature algérienne (2)
"Souffles"
Tantôt de gauche à droite, j’écris. Et ma mère me dit : c’est le chemin des roumis. Tantôt de droite à gauche, j’écris. Et ma mère me dit : c’est le chemin des musulmans, le chemin droit. Il en va de même pour la lecture. Dans cette valse de Sisyphe, je tâtonne le vide noir et j’écris : « je » en français ou « ana » en arabe, peu importe ! Ecrire le « je » ou le « ana » est un « jeu » draconien…
Et je vous raconte ce qui suit : en 1985, j’ai publié, à Damas, mon premier roman intitulé Le hennissement du corps. Un texte sur mon enfance diabolique. Toutes les enfances sont terribles ! Une sorte d’autobiographie romancée, dont j’ai focalisé sur mon éducation sexuelle et religieuse. Les jours d’un enfant de onze ans, écoulés entre une mère, le grand-père, un père fasciné par la lecture de la sira du Prophète amoureux de plusieurs femmes, une cousine charnelle et des tantes qui n’attendent que les mâles et des poules… Le roman a été interdit, la maison d’édition scellée, définitivement fermée, et l’éditeur jeté en prison. Pour moi, la répression ne fut pas uniquement politique et institutionnelle mais aussi familiale. Ainsi, j’ai subi des intimidations de la part de quelques membres de la famille qui n’ont pas admis de voir nos linges sales étalés sur la voie publique. Le roman ! J’ai senti que ma vie est doublement confisquée. La liberté de mon imaginaire est violée.
Et j’ai relu le mythe de Sisyphe. Et j’ai regardé de près la malédiction des dieux modernes ! Beaucoup de dieux, des petits et des grands ! Cette expérience m’a poussé à changer la langue de l’écriture. S’exiler dans une autre langue ! Ecrire de gauche à droite, ma mère me disait : c’est le chemin des roumis, de Satan. Mais seul Satan a dit non à son Dieu ! Seul Satan a eu le courage de s’opposer à Dieu ! Partir dans l’écriture en langue française. Un autre voyage. La langue est un refuge, une grotte de Cervantès. Planche de sauvetage. Certes, la langue arabe est une belle langue. Celle d’Adonis, de Darwich ou de Nizar Kabbani… Toutes les langues sont belles. Par malheur, cette belle langue est prise en otage par les voix conservatrices. Dominée par une mémoire religieuse et instrumentalisée par des institutions politico-culturelles attardées. En trois reprises, sur plus d’un demi-siècle, l’imaginaire littéraire algérien a été violenté et violé par des événements historiques qui, directement ou indirectement, ont contribué à bannir la présence du « je » dans l’écriture.
1. D’abord la Révolution algérienne qui a fait de notre littérature une littérature du héros utopique ou angélique. Une littérature qui cherche la « pureté » dans l’histoire faite par des êtres humains. Certes, l’exception confirme la règle.
2. Le socialisme qui a fait de notre littérature une recette pour démagogie politico-idéologique. Ainsi, nous avons eu une production littéraire qui n’est qu’un rabâchage du discours politique aride. Certes, l’exception confirme la règle, là aussi.
3. La décennie noire ou rouge qui a vu naître une littérature de l’urgence. Une littérature faite dans le sang et la violence. À travers ces trois haltes historiques idéologiquement violentes, la littérature algérienne s’est trouvée outragée. Pauvre en texte d’« intériorité » et submergée par celui de l’« extériorité ». Trois étapes dont le « je » ou le « ana » a été profané ou dévalué. De gauche à droite, j’écris. Ma mère me dit : c’est le chemin de Satan. De droite à gauche, j’écris. Ma mère me dit : c’est le chemin du paradis. Absurde. Et je relis le mythe de Sisyphe. Celui qui ne sait pas faire preuve d’amour à la femme ne saura jamais comment mener les grandes guerres. Les guerres des justes et de justice.
Amin Zaoui
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