Corps Conducteurs, Sean Michaels
Corps Conducteurs, janvier 2016, trad. anglais (Canada) Catherine Leroux, 448 pages, 22 €
Ecrivain(s): Sean Michaels Edition: Rivages
Sean Michaels (1982) est un Canadien multi-talentueux : créateur du très influent blog Said The Gramophone, il a écrit sur la musique, ainsi que sur les voyages et la culture, dans nombre de médias importants, de Pitchfork au Guardian en passant par The Wire. Dans toutes ces publications, il a pu exercer sa plume et se montrer fin et sensible observateur (il fait partie des premiers journalistes à avoir repéré Arcade Fire entre autres). Il est donc peu surprenant que son premier roman ait pour thème un musicien, ou du moins un inventeur ayant donné son nom à un instrument de musique, Léon Thérémine (1896-1993, en russe : Lev Sergueïevitch Termen) et soit un bijou d’écriture sensible, finement ciselé.
Corps Conducteurs se présente comme une autobiographie, une réflexion sur la propre histoire de son narrateur, ainsi que l’indique la première phrase : « J’étais Léon Termen avant d’être le docteur Thérémine, et avant d’être Léon, j’étais Lev Sergueïevitch ». Mais l’auteur prévient en note : « Ce livre est un ouvrage de fiction rempli de distorsions, d’élisions, d’omissions et de mensonges. […] Quiconque souhaite connaître la véritable histoire de Termen devrait lire Theremin : Ether Music and Espionage, d’Albert Glinsky, un volume méticuleusement documenté auquel ce roman est grandement redevable ».
Voilà donc tout l’art de Sean Michaels : puiser dans le réel, dans la biographie d’un homme de chair et d’histoire, et laisser l’imagination combler les trous, voire glisser un épisode dans un creux, voire extrapoler avec poésie et inventivité. Tout cet art, c’est celui du roman par les plus grands, et Sean Michaels fait désormais partie de ceux dont on attend avec impatience les prochaines œuvres pour savoir s’ils seront un jour adoubés parmi ces plus grands.
En attendant, il y a ce premier roman, au style limpide, fluide, pour évoquer la vie d’un homme inventeur de génie dans toute sa complexité en se focalisant sur l’invention à laquelle il a laissé son nom, ce thérémine chéri des amateurs de musique psychédélique pourtant originellement conçu pour être un instrument classique signant la maîtrise de la fée électricité, le premier instrument enfant de la révolution industrielle, en somme. Autant le dire : le talent de Sean Michaels éclate lorsqu’il évoque cet instrument et la façon d’en jouer, il est alors d’une clarté qui donne envie de retrouver ses critiques de disques rock pour voir s’il parvenait déjà à faire passer la musique en mots avec le même goût du mot précis : « Mon thérémine est un instrument de musique, un instrument d’air. Ses deux antennes montent d’un boîtier de bois. L’antenne de tonalité est grande, noire, noble. Plus la main droite s’en approche, plus la note est élevée. La seconde antenne contrôle le volume. Elle est repliée en une boucle dorée et horizontale. Plus on avance sa main gauche, plus la mélodie s’adoucit. Plus on l’en éloigne, plus le son est fort. Mais, toujours, on reste debout, les bras en l’air à la manière d’un maestro qui conduit son orchestre. Voilà le secret du thérémine. Après tout, le corps est un conducteur ». A de multiples reprises, l’instrument et ses sonorités spécifiques sont évoqués au fil du roman, et Sean Michaels déploie l’arsenal littéraire à sa disposition pour faire entendre le thérémine dans ses pages, allant parfois au plus simple et au plus évident (« DZIIIIOUUuuu, a fait l’appareil »). Mais ceux qui en doutent peuvent chercher « lev termen » sur YouTube : ils verront l’inventeur à l’œuvre.
En cherchant un peu plus loin, ils trouveront une vidéo de Clara Rockwood interprétant Le Cygne de Saint-Saëns, morceau fétiche de l’inventeur, au thérémine ; c’est beau, profond, et c’est surtout en accord parfait avec le roman de Sean Michaels, duquel Clara Rockwood est un personnage, au même titre que Beria, Lénine, Varèse, Gershwin, Ravel, Paul Valéry et bien d’autres encore, tous ceux qui faisaient l’intelligentsia de l’Europe et des Etats-Unis durant les années vingt et qui sont venus écouter et applaudir l’inventeur en démonstration. Clara Rockwood, Léon Thérémine la rencontre à New York, où il s’établit en 1927, dans le double rôle d’ingénieur (outre le thérémine, il conçoit une « radio-vigile » – un détecteur de mouvements –, de « nouveaux prototypes de télévision », l’ancêtre du portique détecteur de métaux, etc.) et d’espion : « Pash et ses supérieurs voulaient que je glisse la main dans la grande poche de l’industrie américaine ». Tout cela est véridique, de même que la passion qu’il éprouvera pour Clara Rockwood, de quinze ans sa cadette, une violoniste qu’un problème musculaire au bras gauche empêche de pratiquer son art et qui se découvre interprète d’exception au thérémine.
Tous ces personnages évoluent dans le New York des années de la Prohibition, dont l’auteur rend à merveille l’effervescence ; le lecteur y est transporté et partage les joies et excitations de l’époque. De même, après le retour de celui qui est redevenu Termen dans la Russie paranoïaque de Staline, où il se retrouve vite accusé de s’être mis au service de l’ennemi et condamné au goulag, ce dernier lieu est rendu avec exactitude, au grand effroi du lecteur (terrible camp de la Kolyma, perdu au fond de la taïga) qui se souvient alors qu’il a ressenti de la peine physique en lisant Soljenitsyne, auteur dont Michaels revendique l’influence. Voilà toute la grâce et l’élégance de l’auteur canadien : être capable de rendre aussi bien le beau que le laid, l’enthousiasme que l’abattement, la ville nocturne aux mille facettes et le camp sordide sans pitié pour les plus faibles – avec une constante : l’esprit fureteur et inventif de Termen. Cet esprit, dans le roman du moins, qui s’interrompt au milieu des années quarante, trouvera finalement à s’exprimer à Marenko, prison pour « savants fous », charachka où sont regroupés des ingénieurs et autres chimistes classés « 58 », ennemis du socialisme, qui continuent à travailler par ennui bien plus que par conviction, et où Beria retrouve Termen pour l’obliger à inventer le microphone sans fil…
Sean Michaels rend donc vivants tous ces lieux, les peuplant de personnages secondaires consistants, réels ou non, qui sont bien plus que des faire-valoir pour Thérémine. Quant à celui-ci, incidemment, l’auteur en fait un adepte du kung-fu, appris à l’aube de la Révolution russe, et un meurtrier, au cours d’une mission d’espionnage ; il en fait surtout un être complexe, que l’amour incite à raconter cette histoire, adressée à Clara, son « seul et unique amour », et pour laquelle tout lecteur curieux ressentira de l’enthousiasme, probablement celui que mettait l’inventeur génial et polyvalent en toute chose.
Didier Smal
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