Conversations d’un enfant du siècle, Frédéric Beigbeder
Conversations d’un enfant du siècle, septembre 2015, 371 pages, 20 €
Edition: Grasset
Après les titres légèrement anxiogènes, Dernier inventaire avant liquidation et Premier bilan après l’apocalypse, Frédéric Beigbeder nous invite cette fois-ci à venir partager une ambiance chaleureuse et décontractée où crépitent des grands vins et des esprits brillants.
Conversations d’un enfant du siècle nous permet de prendre part à 27 conversations décomplexées entre des écrivains renommés (majoritairement de sexe masculin) et Frédéric Beigbeder, réalisées entre 1999 et 2014, dans le cadre d’articles de presse. Précisons que certains de ces auteurs sont décédés depuis, comme Bernard Franck ou James Salter. Il y règne une connivence bienveillante qui permet de favoriser une « maïeutique » originale. Les questions posées peuvent parfois paraître superficielles mais leur apparente légèreté permet de mieux découvrir les aspirations profondes des écrivains interviewés : Bernard Frank, Philippe Sollers, Jean-Jacques Schuhl, Guillaume Dustan, Antonio Tabucchi, Umberto Eco, Gabriel Matzneff, Chuck Palahniuk, Catherine Millet, Jay McInerney, Albert Cossery, Françoise Sagan (un rendez-vous manqué), Simon Liberati, Tom Wolfe, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Jean d’Ormesson, Bernard-Henri Lévy, Frédéric Beigbeder (lui-même), Bret-Easton Ellis, Paul Nizon et James Salter. Frédéric Beigbeder arrive même à faire parler les morts à travers deux conversations imaginées avec Francis Scott Fitzgerald et Charles Bukowski.
Le style parfois un peu brouillon et désinvolte que l’on pourrait reprocher à ce livre ne nuit pas à la lecture. Bien au contraire, il confère un côté plus authentique aux conversations. On a vraiment l’impression d’être à la même table que F. Beigbeder et ses convives, en train de partager des mets subtils et des conversations d’un autre siècle avant l’apocalypse. C’est un vrai bonheur d’intimité littéraire. Ce livre doit se lire comme une bonne bouteille de vin que l’on a envie de savourer avec des écrivains déroutants, un peu impertinents, vrais et si humains.
Le titre en lui-même, Conversations d’un enfant du siècle, peut être pris au premier abord comme un énième coup marketing, car Beigbeder a indéniablement le sens du titre et de la formule. Mais, ce titre n’est pas anodin, il révèle en filigrane les préoccupations d’un enfant du siècle, plus précisément celles de la génération X. Une génération prise en sandwich entre les rêves de la génération 68 d’après-guerre et les générations de la révolution technologique, du contexte anxiogène de l’après 11 septembre et des crises économiques. Frédéric Beigbeder a la nostalgie du livre papier, des conversations passionnées qui sacralisent le temps, loin des excitations du web 4.0 et des messageries instantanées. Il écrit d’ailleurs en introduction : « Dans une époque où tout était organisé pour isoler les êtres, leurs conversations impliquaient une forme de refus. Ils discutaient donc ils étaient ».
Mais derrière son impertinence, qui est vraiment Frédéric Beigbeder ? Son Roman français nous avait déjà livré quelques indices. Cet essai permet de le décrypter de façon complémentaire. A travers certaines conversations, on a l’impression qu’il se dévoile lui-même. Cela est par exemple le cas du chapitre sur Françoise Sagan : « L’écriture de Sagan est une tentative pour éterniser ces instants fugaces où la vie a un sens ». Comprendre : les conversations avec de grands écrivains permettent d’immortaliser des instants de vie et de lutter contre la mort.
« Sagan est une romantique contrariée qui se bat pour ôter au romantisme toute mièvrerie, une amoureuse qui sait que l’amour ne dure pas mais qui raffole de tomber dans le panneau ». N’est-ce pas un peu l’un des paradoxes de F. Beigbeder, savoir que l’amour dure 3 ans et de retomber à chaque fois dans le panneau en se mariant 3 fois… Mais, « Aimer c’est désobéir à son intelligence ».
On perçoit une pensée émue quand il décrit Françoise Sagan « comme la Cécile de Bonjour tristesse, assise sur la plage, qui compare les hommes au sable lui filant entre les doigts, face à la méditerranée, la tête penchée, amoureuse de types qui n’en valent pas la peine ».
Dans sa conversation avec Jean-Jacques Schuhl, Frédéric Beigbeder décrète que ce dernier et Ingrid Caven sont sublimes depuis le jour où ils ont décrété que leur vie était un roman. « Ce n’est pas compliqué de devenir son rêve, à quoi d’autre sert la littérature ? ». « De même que Nietzsche disait : je ne croirais pas à un Dieu qui ne saurait pas danser, je ne crois pas à un romancier qui ne saurait pas, au moins un peu, faire rire », cette phrase de J-J Schuhl peut s’appliquer aussi à F. Beigbeder. « Il y a l’art mais attention il y a la rigolade aussi ! » (Raymond Queneau).
F. Beigbeder « adore les grandes généralités. Cela permet d’y voir plus clair et suscite des discussions » (conversation avec Jay McInerney). Pour ces raisons, il n’hésite pas à généraliser (et en énerver certains), même sur ces écrivains fétiches. « Le grand sujet de Fitzgerald, c’est la perte ». « En naissant, nous quittons le ventre de notre mère ». Voilà tout le problème… F. Beigbeder avoue que la chose qui le rapproche le plus de Jay McInerney est « une idolâtrie puérile de Scott Fitzgerald, sinistre perversion à base de sarcasmes, de soirées dansantes, de femmes soûles en robe longue et autres futilités dont on ne guérit jamais ». Est-ce de cela dont on ne guérit jamais ? Ou d’accepter de ne plus pouvoir être jeune ? Dans son interview de Bret Easton Ellis, Beigbeder lui confie : « Dans votre livre, un des personnages écoute Duran Duran et dit ça me fait me sentir jeune et vieux à la fois. C’est le problème de notre génération, se sentir jeune et vieux à la fois ».
Il n’y a évidemment pas que du Beigbeder dans ce recueil de conversations. Il y vibre également des moments forts dont on aimera se souvenir comme la confidence de James Salter qui décrit la France comme la nation la plus hédoniste au monde et qui nous fait du bien au moral au lendemain de la sinistre soirée du 13 novembre 2015 : « Oui c’est vrai. Vous savez, je n’ai jamais vécu longtemps à Paris. Quelques semaines, tout au plus. Mais c’est assez pour voir qu’il y a ici un certain goût de vivre. La France est un pays où il est merveilleux d’être seul et aussi merveilleux d’être accompagné ». « Les seules choses importantes dans la vie sont les choses dont vous vous souvenez ».
Nous y trouvons également un Michel Houellebecq à la fois serein et paranoïaque. Il confie se sentir autant haï que Rousseau. Il ne comprend pas pourquoi il est assimilé à un nihiliste. « C’est très étrange. C’est un mystère. Si tu allumes une cigarette en attendant le TGV, tu es qualifié de nihiliste tout de suite. Le mot nihiliste a un sens historique précis et limité qui date du XIX siècle russe. Ce sont des révolutionnaires qui se sont dit : On ne sait pas ce qu’on veut mettre après, mais il faut tout détruire, ce sera toujours mieux qu’avant. Moi je suis au contraire un conservateur ». En vieillissant Michel Houellebecq dit s’intéresser davantage aux paysages. Serait-ce une piste de reconversion pour son ami F. Beigbeder ?
Bernard-Henri Lévy ne comprend pas non plus une certaine agressivité médiatique à son égard. A la question de F. Beigbeder « C’est fascinant parce qu’on se dit : Il va à Gaza sous les bombes et puis à l’île Maurice juste après ». BHL ne voit pas en quoi ce mode de vie est exceptionnel : « A moi, rien. Mais aux autres, enfin à certains autres, ça fait apparemment quelque chose. Et même je crois, ça énerve. Mais que voulez-vous que je vous dise ? Je fais mon métier d’intellectuel d’un côté. Et j’aime la vie, de l’autre. C’est d’une simplicité absolue ». La conversation devient plus intimiste au moment de l’évocation de l’image paternelle. « On n’échappe pas à l’empreinte du modèle paternel. Lui, Michel (Houellebecq), trouve ça un peu navrant. Il dit : c’est quand même con qu’on en revienne toujours là et que même des gens… ». « Aussi intelligents que nous », complète F. Beigbeder. Si on s’amuse à faire des généralités, on peut en déduire que pour devenir écrivain, il faut réunir au moins deux ingrédients : quitter le ventre de sa mère et ne pas échapper au modèle paternel…
Dans le passage sur la drogue et en particulier celle prise par Malraux et Sartre, même si la drogue est un fléau, on peut au moins tomber d’accord avec BHL sur ce point : « Ils servent à quoi les écrivains ? A ménager leur santé ou à écrire des grands livres ? ».
Les écrivains servent à écrire des grands livres. Et l’on rajoutera avec Tom Wolf : « je ne pense pas comme George Orwell que l’art serve à changer le monde, mais seulement à le voir ». Et c’est déjà pas mal.
On retiendra également quelques « tips » offerts gratuitement dans cet essai pour réussir en littérature et comprendre les petites astuces des écrivains à succès.
Sur la puissance d’un titre
Gabriel Matzneff, sur la science du titre, confie : « Vous évoquiez Sagan. J’ai un point commun avec Sagan : l’art des titres ». « Tous nos titres sont très beaux ! ». « Il faut qu’un titre soit sonore, qu’il y ait un r dedans. Un titre sans r, c’est déjà mal parti ! Avec deux r c’est encore mieux, parce que la phrase, rebondit. Il faut qu’il fasse rêver et puis il faut qu’il corresponde à son auteur ».
Sur la différence entre une nouvelle et un roman
A propos de la différence entre une nouvelle et un roman, Jay McInerney cite Franck O’Connor : « Un roman c’est toujours l’histoire d’un individu qui tente de s’intégrer à la société, alors qu’une nouvelle c’est toujours l’histoire d’un individu qui n’arrive pas à s’intégrer à la société ». La nouvelle est un art plus prestigieux aux Etats-Unis qu’en France. Est-ce à cause d’une notion différente du temps ? Pourquoi le court ne peut pas être un chef d’œuvre en France ? Problème de légèreté ? Pour Jay, la nouvelle c’est un peu comme le coup d’un soir « one night stand ». « Ce n’est pas aussi beau qu’un mariage réussi, mais enfin la vie serait sinistre sans les coups d’un soir ». Un concept à méditer… Objectifs pour les écrivains en herbe en 2016 : écrire des nouvelles avec des titres où l’on double les « r » !
Fin des conversations. On regrette déjà de devoir quitter la table de ces écrivains passionnants et en dehors du temps. Merci à Frédéric Beigbeder de se battre pour une certaine idée de la littérature qui échappe aux carcans académiques. Et pour sa légèreté. F. Beigbeder est un peu le nietzschéen de la critique littéraire, à coups d’aphorismes, il nous fait oublier notre mal du siècle.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
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