Conversations avec les choses muettes, Jean Galard (par Ivanne Rialland)
Conversations avec les choses muettes, Jean Galard, L’Atelier contemporain, Coll. Essais sur l’art, février 2023, 192 pages, 20 €
Edition: L'Atelier Contemporain
Jean Galard, ancien directeur des services culturels du Musée du Louvre, met sa très grande érudition au service d’une question épineuse : dans quelle mesure le savoir sur l’art éclaire-t-il la contemplation des œuvres ? Et il s’agit bien de mesure, dans cet essai limpide. On y sent l’ironie de Jean Galard face aux contempteurs des cartels, de qui l’œil éduqué, affiné par la fréquentation des œuvres et des livres, n’a besoin en effet d’aucun accompagnement pour goûter le plaisir esthétique. Mais Jean Galard ne propose pas non plus un plaidoyer pour l’histoire de l’art. De court chapitre en court chapitre, à partir d’œuvres d’art variées dont on a en général la reproduction sous les yeux, il interroge la nécessité de connaître l’artiste, sa vie, le titre de l’œuvre, l’identité des personnages représentés, sans asséner de vérités générales qui vaudraient pour n’importe quelle œuvre, n’importe quelle information, exprimée de n’importe quelle manière.
À côté des renseignements et interprétations fournies par l’histoire de l’art, Jean Galard explore en effet aussi l’apport des écrits littéraires et poétiques à la contemplation des œuvres : la question n’est pas de choisir un camp mais, chaque fois, de se demander « quel savoir » permet de « mieux voir », c’est-à-dire aussi de « soutenir le regard », pour reprendre au premier chapitre cette expression suggestive. Jean Galard ne nie pas l’expérience immédiate du choc visuel, il pose qu’il n’est pas universel – qu’il n’est pas éprouvé par tout un chacun, ni provoqué par toutes les œuvres – sans que cette absence ne signifie l’impossibilité d’une rencontre. Les mots peuvent permettre de nouer une « conversation avec [c]es choses muettes » que sont les œuvres d’art, puisque cette expression de Nicolas Poussin suggère qu’elles (re)cèlent une parole. L’interprétation, de ce fait, vient déployer une parole latente, et non ajouter un verbe tout à fait étranger à des objets qui seraient essentiellement silencieux. Jean Galard réserve ainsi une place particulière aux œuvres qui incluent des mots, et d’abord aux Bergers d’Arcadie de Poussin : l’analyse la formule gravée sur le tombeau, « Et in Arcadia ego » offre une illustration bien connue mais convaincante de la position de Jean Galard.
L’essai n’est pas cependant pas, et loin de là, une défense de l’érudition. Jean Galard n’a rien contre les historiens de l’art et leurs analyses savantes, bien entendu, mais il cherche ici à distinguer les faits et commentaires qui augmentent le plaisir de la contemplation et qui sont, de ce fait, à mettre à disposition du public visitant les musées. À propos du Verrou de Fragonard, il souligne par exemple à la suite de Daniel Arasse à quel point expliciter les formes sexuelles discernables dans les plis des tentures et des draps charge le tableau d’une « vulgarité qui ne correspond pas du tout au tableau ». Nommer peut ainsi être un « méfait », surtout si l’on a « mal regardé ».
On ne sera peut-être pas toujours d’accord avec les informations jugées utiles par Jean Galard à propos de telle ou telle œuvre. Mais l’essai n’a rien de systématique ni de dogmatique : il se propose lui-même comme une conversation autour des œuvres, à destination des professionnel.les des musées comme de leurs visiteur.ses, nous invitant, en nous appuyant sur le vaste savoir de ce grand professionnel, à peser, sans préjugé ni tabou, ce qui nous sert à voir : que nous nous précipitions sur les cartels, ou les fuyions, que nous voulions connaître, avant même de regarder l’œuvre, qui l’a peinte, sous quel titre, avec quelle intention ou que nous nous en passions, l’essentiel est de trouver un moyen de converser avec ces « choses muettes » que sont les œuvres, pour qu’elles ne restent pas, sous nos regards sans soutien, lettres mortes.
Ivanne Rialland
Jean Galard, né en 1937, a créé les services culturels du Musée du Louvre, services qu’il a dirigés de 1987 à 2002. Il est notamment l’auteur des anthologies : Visiteurs du Louvre (RMN, 1993), et Promenades au Louvre (Robert Laffont, Coll. Bouquins, 2010).
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