Continents à la Dérive, Russell Banks
Continents à la Dérive, octobre 2016, nouvelle trad. américain Pierre Furlan, 448 pages, 23 €
Ecrivain(s): Russel Banks Edition: Actes Sud
Une nouvelle traduction d’un roman chéri, c’est comme une nouvelle robe sur une femme aimée : l’on se demande ce qu’elle va souligner de sa beauté, ce qu’elle va mettre en valeur de ses charmes, et l’on s’inquiète même un peu avant de l’apercevoir enfin… Ainsi, lorsqu’est annoncé par Actes Sud que Pierre Furlan, par ailleurs préfacier de la traduction précédente de Continents à la Dérive (1985) par Marc Chénetier, a retraduit ce roman, l’amateur de Russell Banks (1940) non anglophone s’attend, avec une légère pointe d’anxiété, à redécouvrir ce roman-clé dans l’œuvre de son auteur.
Afin d’apprécier le travail de traduction, il n’est que de comparer. Pour ce faire, voici la première phrase de l’Envoi de Continents à la Dérive (nous reviendrons plus loin sur cet Envoi, l’un des textes les plus lumineux sur la littérature et son importance essentielle parus ces cinquante dernières années) : « And so ends the story of Robert Raymond Dubois, a decent man, but in all the important ways an ordinary man. One could say a common man ». Dans la version de Chénetier, ça donne ceci : « Ainsi, donc, s’achève l’histoire de Robert Raymond Dubois, homme respectable mais, à tous autres égards qui vaillent, homme ordinaire ». Dans celle de Furlan, ceci : « Ainsi se termine l’histoire de Robert Raymond Dubois, homme convenable, mais, dans tous les domaines qui comptent, ordinaire ».
Là où le premier traducteur s’attache aux mots, au risque d’une phrase contournée, au lexique qui sent son dix-neuvième siècle (« qui vaillent »), le second préfère la fluidité de la langue, rendant l’écoulement de la phrase de Banks, avec cet abandon tout à fait justifié du second « man ». Les deux traductions ont leurs qualités, mais la seconde présente celle du rythme, de la musique littéraire – on peut donc de bon droit la préférer, car plus proche de la langue de l’auteur (si l’on veut bien admettre que chaque auteur, chaque véritable auteur a sa propre langue, jardinet ouvert aux vents linguistiques communs, qui amènent le pollen, les graines qui y pousseront de manière particulière et unique).
Cette considération posée, revenons au plaisir de la relecture de Continents à la Dérive, gigantesque roman sur l’humain confronté aux murs de sa propre vie, sur ses tentatives pour les escalader, les franchir et partir à la découverte d’autres horizons – au risque de s’y découvrir identique, le décor seul changeant, pas les acteurs, pas les personnages. Ainsi de Robert Dubois, plombier dans la petite bourgade de Catamount, dans l’Etat de New York, marié, amant d’une femme seule qu’il pense parfois aimer, père de deux petites filles et insatisfait de sa vie ; il sent bouillonner en lui des désirs indéfinis, pour lesquels les mots lui manquent (à sa femme : « Tout au fond de toi, tu sais que t’es morte. Et les filles aussi. Elles sont aussi mortes que nous, sauf si elles ont de la chance. On est tous morts. Comme mon père et ma mère, et comme ta mère aussi. La seule chose, c’est que nous, on se croit vivants »), et décide de tout plaquer pour s’établir en Floride, où l’appelle son frère, dont les affaires sont apparemment florissantes. Ainsi de Vanise Dorsinville, son cousin et son bébé, miséreux villageois d’Haïti, pour lesquels les Etats-Unis sont un rêve à portée de bateau, un rêve incertain, quasi une légende, vers laquelle des événements tragi-comiques vont les pousser, en compagnie d’autres miséreux pour lesquels rêver de vivre ailleurs vaut parfois mieux que vivre ici.
Banks a de la sorte créé un formidable roman sur de petites vies, entre lesquelles dresser des parallèles serait vain (Banks est un conteur, pas un pédagogue, ceci n’est pas un roman à thèse), des petites vies décrites avec amour, dans leurs rituels, qu’il s’agisse de la vie dans un trailer park ou de cérémonies vaudous, avec cette capacité sidérante qu’a l’auteur de philosopher, qu’on pardonne la comparaison, lourde de sens pour les francophones, à la façon d’un Balzac : soudain un paragraphe surgit, au détour de la narration, qui relève d’une considération à la fois modeste et juste sur l’être humain et sa destinée. Ainsi de ces quelques phrases, en ouverture d’un paragraphe qui pourrait être cité dans son intégralité : « Il existe chez l’être humain un trait curieux qui soutient et conforte les anges noirs de l’entropie et rend d’autant plus difficile la tâche d’établir une fois pour toutes, ici sur terre, un âge de l’Héroïsme : c’est notre tendance à tout prendre personnellement. Quand nous sommes au niveau de la mer, nous ne pouvons même pas voir le Gulf Stream ; pourtant, si son activité nous est bénéfique, nous estimons qu’elle l’est à juste titre ». Et ainsi de suite sur deux ou trois pages, à quasi méditer. Ailleurs dans le roman, des pages sublimes sur les mouvements à la surface de la planète, en particulier ceux des populations – des pages à lire et faire lire, en ces temps où des populations entières, comme de tous temps, se déplacent à la recherche d’un ailleurs où ne pas mourir.
L’histoire, on ne la racontera pas, peut-être à cause de l’Envoi mentionné plus haut. Dans la tradition des grands conteurs, Banks dédie l’histoire racontée, son dernier mot écrit. A ceci près qu’il ne la dédie à personne en particulier ; il célèbre à travers elle le pouvoir de la littérature. Après avoir médité sur le sens à donner au destin de Robert Dubois, avoir montré brièvement des autres membres de sa famille l’insignifiant avenir, avoir décrété le peu de sens à donner à ces destinées qui ne changent rien à la marche du monde, statistiques perdues dans un océan de chiffres inhumains, Banks s’élance dans une brève échappée lyrique magnifique, quelques lignes qui disent tout le pouvoir de la littérature, toute la nécessité de fréquenter des vies fictives ; ces lignes, les voici – elles devraient être gravées sur le frontispice de chaque bibliothèque, tant elles ont gagné en sens durant les trente dernières années : « La joie et le chagrin que nous inspirent des vies autres que la nôtre, y compris des vies entièrement inventées – non, surtout des vies entièrement inventées –, privent le monde tel qu’il est d’un peu de cette cupidité dont il a besoin pour continuer à être lui-même. Va, mon livre, et contribue à détruire le monde tel qu’il est ». Ou comment un roman sur l’humain devient arme de destruction massive.
Un jour, nous attaquerons les Bourses du monde entier, les centres de décision technocratiques, les sièges des multinationales aux bénéfices à l’odeur de cadavres, nous les assiégerons, nous les soumettrons, et pour seules armes, nous aurons des livres, des fictions à l’humanité terrible ; pour ce seul rappel du pouvoir supérieur qui est donné à qui s’isole du monde le temps d’autres vies, Continents à la Dérive mérite le titre de chef-d’œuvre. Et le reste, une histoire agencée avec intelligence, la justesse du ton, l’exactitude des considérations sur l’humain, n’est que littérature. C’est tout, donc.
Didier Smal
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