Contes philosophiques du monde entier, Jean-Claude Carrière (par Didier Smal)
Contes philosophiques du monde entier, Jean-Claude Carrière, août 2021, 384 pages, 12 €
Edition: PlonFeu Jean-Claude Carrière avait la passion des histoires, celles qui, sans aucunes distinctions géographiques ou temporelles, nous fondent, nous les humains, qui nous disent qui nous sommes de façon symbolique, qui nous incitent à nous poser des questions auxquelles il n’y a pas nécessairement de réponses – peut-être les plus intéressantes parmi les questions, soit dit en passant – un exemple ? Pourquoi j’aime telle personne – aucune réponse, aucune certitude, juste le sentiment. Il suffit pour se sentir humain.
Le présent recueil, dans sa première édition datant de 2008, était sous-titré Le Cercle des menteurs 2, et donc présenté comme une sorte de suite au recueil Le Cercle des menteurs, publié quant à lui en 1998. Des menteurs ? Non, des diseurs de vérités, ces vérités simples que la psychanalyse moderne a dévoyées – le plus bel exemple étant le supposé « complexe d’Œdipe », auquel aucun helléniste ne comprend rien puisque toutes les histoires, de celle de la famille des Labdacides à celle de Blanche-Neige ou même d’une petite fille devant échapper à l’emprise de sa grand-mère-loup, disent ceci : le parent a toujours tort de chercher à empêcher l’enfant de grandir, de lui échapper, de le dépasser, de prendre sa place, alors que telle est pourtant la destinée commune.
D’ailleurs, il est intéressant de consulter la « Bibliographie impossible », vingt-cinquième partie du présent volume : Carrière y renvoie à des recueils de contes populaires, voire des ouvrages d’ethnologie. Les réécritures, tous ces écarts par rapport au « langage oublié » dont parle Fromm dans un ouvrage éponyme (même si cet éminent psychanalyste y commet l’erreur commune de se référer à la version de Perrault de certains contes, en particulier Le Petit Chaperon rouge, au risque de s’écarter du sens premier de ces histoires, voire de le contredire tout à fait), Carrière n’en veut pas ; Carrière, tout comme Gougaud entre autres, désire faire passer des histoires qui traînent depuis des siècles voire des millénaires parmi nous, avec des variantes liées au lieu et à l’époque où elles ont été racontées, et les faire passer telles qu’il les a appréhendées – car les livres de Carrière ressemblent un peu à une papote avec un ami autour d’une poignée d’histoires qu’il a choisies, qu’il commente en quelques mots.
Lieux, époques, tous semblent ici représentés pour dire une sagesse parfois facétieuse répartie en vingt-quatre parties aux titres significatifs – qu’en en juge par ces trois exemples : « L’humain est parfois trop humain (ou ne l’est pas assez) », « Le pouvoir est fragile, donc inquiet, donc hésitant, donc incohérent, donc contesté, donc fragile » ou encore « L’intelligence est une arme précieuse, car elle s’arrête au mystère ». Mais quiconque espère trouver ici une quelconque ligne de conduite à suivre ou une quelconque morale ferait mieux de passer son chemin ; ces Contes philosophiques du monde entier proposent plus de questions qu’ils n’offrent de réponses, et c’est très bien de la sorte, à chacun de laisser en soi cheminer l’histoire et ce qu’elle propose de sagesse. D’ailleurs, Carrière à cet égard propose finalement une méthode héritée de la médecine traditionnelle hindoue : lorsque quelqu’un souffre de l’âme, il y est invité à méditer sur un conte choisi afin de surmonter cette souffrance. Carrière, comme d’autres, serait-il un peu le médecin de la société occidentale, en lui proposant des histoires à méditer ? Oui, pourquoi pas.
Mais un médecin facétieux, donc, qui côtoie régulièrement la sagesse loufoque de l’omniprésent Nasreddin Hodja, et ouvre le présent recueil sur un bref dialogue aussi souriant que profond, cité par Samuel Beckett en exergue de son livre Le Monde et le pantalon (ce qui tend à montrer que Carrière est allé puiser la sagesse à toutes les sources possibles, même les plus inattendues) :
« LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
LE TAILLEUR : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon ».
Tout est dit, et pourtant rien n’est dit. C’est à chacun de laisser germer en son âme ce bref dialogue, comme l’ensemble de ces Contes philosophiques du monde entier, que l’on peut laisser traîner sur la table de chevet, à côté de l’évier de la cuisine, dans le vide-poche de la voiture (surtout durant les embouteillages), pour y revenir avec régularité, sans plan, sans ordre, quitte à un jour les laisser traîner sur un banc dans un parc, que ces histoires continuent à circuler comme par accident. Carrière aurait approuvé cette dernière destinée de son recueil, je pense.
Didier Smal
Jean-Claude Carrière (1931-2021) est un écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène et acteur français, avec un intérêt particulier pour les cultures orientales (il a adapté en langue française entre autres Le Mahâbhârata et a pris part à la conception de quelques belles anthologies de poésie arabe). Il aimait à se définir comme un conteur.
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