Contes étranges, Sade
Contes étranges, Sade, 384 pages, 5,80 €
Ecrivain(s): Marquis de Sade Edition: Folio (Gallimard)
D’un libertinage à l’autre, lecture des Contes étranges de Sade
Pourquoi les adeptes des Infortunes de la vertu ou des Crimes de l’amour iraient-ils lire ces « historiettes » dont l’appellation, quoique choisie par Sade lui-même, convient si mal à sa réputation ? D’autant qu’elles sont en partie des réécritures de certaines Lettres historiques et galantes de Madame Du Noyer.
Mais avant l’invention des droits d’auteur, une histoire n’était à personne, donc à tous ceux qui se l’appropriaient par l’écriture. Ainsi Sade met-il du sien dans des anecdotes comme par exemple celle des Harangueurs provençaux où il situe à Marseille la scène qui se déroule initialement à Versailles pour ridiculiser les magistrats de sa province à cause desquels il est en prison.
Mais en dehors de quelques particularités de ce genre, pourquoi les amateurs de sexe et de violence se plongeraient-ils dans ces historiettes qui font l’économie des termes crus et autres habituelles évocations scabreuses, marques de fabrique de l’écrivain ? La déception ne les guette-t-elle pas dans des détails, comme ces points de suspension pour révéler que La fleur de châtaignier « sent le f… » ?
Paradoxalement, il n’est pas certain que cette – relative – sagesse réconcilie les détracteurs de Sade avec ce dernier. Car ces contes confirment, si besoin était, que l’homme est un loup pour l’homme et plus encore pour la femme. Et si Le Cocu de lui-même ou le Raccommodement imprévu se conclut de façon fort morale, il ne peut occulter les récits plus typiquement sadiens où les jeunes filles innocentes sont victimes d’escroquerie et de viol collectif (Les Filous), de jalousie absurde et de frères tortionnaires (Émilie de Tourville ou la cruauté fraternelle). Quant à la sodomie, comme une signature de la débauche, elle se pratique de page en page.
La façon dont la sodomie est abordée permet pourtant de dégager la caractéristique qui unifie ces contes : ils sont exempts de tout dogmatisme. En effet, Sade choisit d’aborder ici cette constante sexuelle de son œuvre avec tact et humour quand Dolmancé, héros de La philosophie dans le boudoir, proférait un péremptoire « hors du cul, point de salut ».
L’injonction qui alourdit dramatiquement les ouvrages célèbres de celui que certains ont surnommé le divin Marquis, cette obligation à jouir par tous ses orifices sous peine de devenir l’objet déshumanisé de la jouissance de l’autre, cède dans ces contes la place à une liberté de ton très voltairienne puisque Sade lui-même se réclame du philosophe.
Ce vent de liberté nous rappelle qu’avant de désigner au XVIIIème siècle la libération sexuelle à travers des polissonneries plus ou moins perverses, il signifiait un siècle plus tôt la liberté de penser : que Dieu n’existe pas, que l’ordre établi n’est par conséquent pas immuable puisqu’il n’émane que des hommes, que les individus, parce qu’ils sont tous singuliers, ne sont pas forcés d’avoir tous les mêmes goûts.
C’est pourquoi les pouvoirs, en particulier judiciaires et religieux, sont la cible de ces récits où Sade fait revendiquer à divers personnages la même liberté que revendiquait déjà le dom Juan de Molière, cette grande figure du libertinage aux deux sens du terme. Et comme Molière, l’écrivain des Lumières n’hésite pas à user de la farce pour ridiculiser les hypocrites.
Coups de bâton, déguisements et chausse-trappes rythment le texte le plus long du recueil Le Président mystifié. Une famille se ligue pour empêcher que ne soit consommé le mariage entre un vieux magistrat infatué et sa jeune épouse amoureuse d’un autre. Sade passe sa fureur d’embastillé sur ce répugnant personnage venu d’Aix, « la ville de l’échafaud toujours dressé » et se défoule littérairement en lui faisant déclarer : « Tromper, mon ami, tromper, quelle volupté pour un homme de robe ! »
La robe cléricale n’est pas épargnée non plus dans L’instituteur philosophe ou Le Mari prêtre pas plus que les hommes trop persuadés de la naïveté de leur épouse (La Prude ou la rencontre imprévue, Le Mari corrigé).
Les femmes échappent néanmoins à cette vindicte. C’est bien-sûr très insuffisant pour faire de Sade un féministe ; le piège cousu de fil blanc dans lequel tombe Augustine de Villebranche, héroïne du conte éponyme, a des relents paternalistes. Du moins l’écrivain ménage-t-il cette moitié de l’humanité probablement parce qu’elle est, comme lui, la victime du système juridico-moral institué par des hommes de pouvoir pour des hommes de pouvoir qui l’ont jeté en prison.
C’est cette dimension de la création en captivité que Michel Delon évoque dans sa préface sobre et éclairante sur la naissance d’une œuvre qui n’était peut-être pas destinée à en devenir une par son auteur.
La succession rapide des histoires souvent comiques y dessine une humanité qui est capable du pire mais aussi du meilleur. Le vice est constaté. La vertu n’est pas caricaturée mais ramenée à ce qu’elle est souvent, la forme spontanée de l’ignorance. Et au siècle du triomphe de la raison, Sade se permet même une transgression inattendue par l’incursion dans l’irrationnel (Le serpent). Ce dernier n’est-il pas tout autant que la raison le propre de l’esprit humain ?
L’ironie lucide de Sade sur ses semblables et sur lui-même n’est donc pas la moindre étrangeté de ces contes.
Marie-Pierre Fiorentino
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