Constellation du tigre, Yannick Le Marec (par Marie-Hélène Prouteau)
Constellation du tigre, Yannick Le Marec, mai 2021, 160 pages, 18 €
Edition: Arléa
Voici un livre inclassable qui abolit les frontières des genres. Constellation du tigre tient du récit, de l’essai, fait abondamment usage de documents d’archives très variés. Cette exploration aux infinies ramifications sur « les tigres qui avaient un jour traversé Paris depuis les grandes chasses des empires coloniaux » procède d’une quête documentaire. Le point de départ en est la mort à Paris le 24 novembre 2017 de la tigresse Mévy échappée de sa cage et qui dut être abattue dans la rue par son dompteur.
Tout le livre se trouve placé sous le signe de la disparition. Dans les premières pages sensibles, Yannick Le Marec s’attache à l’échappée de l’animal puis aux circonstances de sa mort. L’empathie est là mais pas de grandiloquence. Il vient ensuite alerter le lecteur sur l’implacable disparition de cette espèce, cent mille voici un siècle, plus que trois mille cinq cents en liberté aujourd’hui. Yannick Le Marec figure le tigre comme l’animal qui disparaît.
Et d’évoquer un reportage de « France 2 » sur un safari au Népal lourd de déception pour les participants : « Le tigre ne se montre pas ». Ou de reprendre opportunément le propos de Jean-Christophe Bailly dans Le parti-pris des animaux qui voit dans l’art de l’effacement de tout animal sa condition de survie. Plus loin, l’auteur nous confie : « A la Ménagerie du Jardin des Plantes je n’ai donc pas vu de tigre. Pourtant ils furent nombreux, ici, entre ces barreaux ». Le tigre disparu, restent les archives.
Le livre composé de neuf chapitres dessine un itinéraire circonscrit dans une certaine géographie parisienne, évoquée avec une précision hyperréaliste rappelant l’écriture de Patrick Modiano, figure tutélaire du livre avec W.G. Sebald. Les rues des quartiers des Maréchaux, du Jardin des Plantes ont de quoi irradier la conscience du narrateur, lecteur fervent de cet écrivain.
Dans l’esprit de Walter Benjamin et de son livre Sur le concept d’histoire, il s’agit au rebours de l’historiographie ordinaire qui s’attache au discours des puissants de s’intéresser aux dominés. Et singulièrement, dans l’esprit de la philosophe Elisabeth de Fontenay que cite Yannick Le Marec, à ces « animaux qui ne peuvent pas s’opposer et sont privés de la parole sont des vies nues, et cette vie vulnérable, il s’agit et de la penser et de la défendre ». Yannick Le Marec le dit d’emblée, il « parle à la place du tigre ». Pour réparer, dénoncer le « malaise plurimillénaire installé entre les animaux et les hommes ». Chasse, braconnage, rituel des trophées de l’animal abattu, enfermement et monstration des animaux sauvages sont restitués dans ces 160 pages du livre comme autant de séquences emblématiques de la sauvage violence à l’égard de l’animal – un de ceux que Claude Lévi-Strauss nomme « le plus autrui de tous les autrui ». L’enquête documentaire revendique résolument une dimension interprétative : les massacres des espèces animales accompagnent au plus près l’entreprise de la colonisation, tant en Amérique qu’en Europe et en France.
Yannick Le Marec met en lumière cette pure gratuité de l’acte de tuer l’espèce, le but n’étant même pas la récupération de la viande du tigre. L’exemple de Georges Clemenceau, tout à la fois surnommé le Tigre pour sa répression d’une grève ouvrière, fervent défenseur de la cause animale et qui pose lors d’une chasse en Inde devant trois tigres abattus est hautement significatif. Sa mort un 24 novembre, tout comme la tigresse Mévy, obéit à cette logique du hasard objectif présent dans le livre.
Yannick Le Marec raconte cette traversée documentaire qu’il mène dans les diverses bibliothèques et musées de Paris. L’écriture se nourrit de ces déplacements constants qui vont du récit de la mort animale à la peinture du tigre chez Jacques Monory, Delacroix ou le Douanier Rousseau, à la restitution historienne des chasses de Philippe et Henri d’Orléans en Inde en 1889. Ailleurs elle insère, selon la technique du collage, des commentaires sur des blogs et des études de photographies, notamment d’Eugène Atget. L’auteur convoque aussi Aby Warburg, le grand historien d’art si sensible aux images et Muriel Pic qui mène un travail remarquable dans le champ poétique (1). Se croisent ainsi les ressources de l’érudition et de l’imagination.
Les montages d’archives chers à W.G. Sebald, laissent l’imagination se déployer dans le dispositif esthétique. Yannick Le Marec, en fin d’ouvrage, dessine la « trace spectrale » du tigre, façon de retrouver ce qui était recherché, sous la forme d’une image fantôme. Par le jeu d’une unique forme verbale, il fait coexister des temporalités différentes, le présent du récit et celui des analyses générales. Une sorte de va-et-vient qui produit une impression de « ressassement », selon sa formule, au point que les allées et venues de l’animal dans sa cage viennent nous hanter. Voilà le lecteur passé de l’autre côté du miroir. De cette puissance fantomale qu’est la littérature, Yannick Le Marec se fait le scribe fervent.
Marie-Hélène Prouteau
(1) Ainsi j’écrivais dans Le poème, la trace, l’archive : « Plusieurs écrivains, W.G. Sebald, Sofi Oksanen, Hélène Cixous, entre autres, ont appréhendé dans leur écriture les notions de « trace » et plus particulièrement « d’archive » en les faisant entrer dans la prose littéraire, par le truchement de montages, de collages ». Revue en ligne À la littérature.
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