Conjecture sur l'hybridité
À l’occasion de l’exposition Africa remix au Centre Georges Pompidou, qui a eu lieu de mai à août 2005 dans la galerie 1 du musée, les Editions du Centre Pompidou avaient publié un petit catalogue qui donne à voir, avec assez de précisions, des travaux d’arts visuels issus des activités des plasticiens africains contemporains. C’est un peu par hasard que j’ai acquis ce livre, dans une bouquinerie pour tout dire, et j’ai trouvé que le parti de montrer les œuvres sans presque de commentaires ni préface, était intéressant et remarquable. En tout cas, il m’a inspiré cette petite rêverie sur l’hybridité, et j’espère que cette discussion trouvera un écho et pourra se justifier de ce bon fondement. Car, comme dans l’entrée Ville et terre du catalogue, j’ai découvert une sculpture de Bodys Isek Kingelez, qui imagine un Kinshasa du troisième millénaire, l’Afrique m’a bondi aux yeux. Oui, avec ces espèces de bouteilles thermos des années 60 en guise d’immeubles – ou est-ce le contraire ? – ces constructions de lego qui figure des buildings et des gratte-ciel futuristes, je me suis trouvé bien à l’aise pour commencer de disserter en moi-même sur la porosité de l’expression africaine contemporaine, en tout cas telle que la propose cette exposition, et surtout le catalogue qui en est issu.
L’ouvrage contient une cinquantaine de reproductions photographiques, et je crois que l’on pourrait assez fidèlement voir dans chacune des œuvres ce programme intellectuel. L’hybridité en action. L’art devenu poreux avec grâce. L’hybridité, qui me vient d’un concept ancien des études cinématographiques de l’Université Paris 8, pour lesquelles le cinéma était un art impur, c’est-à-dire dilaté dans divers domaines – musique, arts plastiques, poésie, littérature dramatique ou romanesque… – et que le tout mélangé formait le cinéma, le film de cinéma, me semble la bonne épithète pour rendre opérante l’idée que je veux vous faire connaître.
Mais, pour avancer mieux dans ce concept d’hybridité, je voudrais montrer que cette expression occidentale de la peinture, ou encore de l’installation, qui est la forme physique que prennent ici les œuvres de cette exposition, questionne beaucoup la problématique du référent culturel. Une position inconfortable car double, dans l’esprit du regardant occidental. Par exemple nettement, dans le chapitreIdentité et histoire, il y a trois affiches d’Aimé Ntakiyica où l’artiste s’est pris sans doute lui-même en photo dans des costumes folkloriques – ici, un Bavarois, là un Picador espagnol, ou encore un joueur de cornemuse écossais avec son kilt. Ce qui interroge en creux les éléments de dissertations endogènes. N’oublions pas par exemple que ce qu’on appelait Art Nègre au début du siècle est devenu une notion qui a fait imploser le mode de représentation pictural de beaucoup d’artistes de l’avant-garde de cette époque. Donc, le continent africain est un impact majeur justement pour équilibrer cette double entrée du regardant européen vers lui-même et justifie sans doute un travail d’ethnologie inversée qui sert à détourer notre propre culture et la nourrir.
Nonobstant, faisons un détour par deux choses. Tout d’abord, je crois que l’on ne peut passer sous silence que nous vivons dans une société du spectacle et, qu’en ce sens, nous avons la possibilité inouïe de voir des images qui justement ne sont pas destinées aux appétits basiques du consommateur culturel mais toucher à la fibre la plus haute que l’on nomme avec notre dernier humanisme finissant, les arts visuels. On peut donc grâce à cette aisance, se figurer avec les œuvres au cœur d’un système ontologique. Par ailleurs, et en second lieu, je voudrais mettre un peu en lumière le problème de l’identité – qui suit un peu la question de l’hybridité – qui est une action souvent offensive ou sinon, au moins défensive me semble-t-il. Je ne dis pas pour autant que l’identité n’est pas un refuge des antagonismes sociaux ou culturels derrière lesquels on peut agir comme personne humaine, mais simplement que le concept d’identité est un peu explosif.
Mais revenons à notre propos, avec cet autre exemple, cette fois tiré d’une vidéographie de William Kentridge, artiste Sud-Africain, qui montre en ombre chinoise divers personnages. Mais ce n’est pas tant le ressort de ce qui est montré que mon propos veut souligner, sinon, d’essayer de voir comment les années d’apartheid, vues par un homme Blanc – en l’occurrence l’artiste lui-même –, impriment ou non une empreinte au discours que tient le vidéogramme. Car, l’Afrique géographique et noire de peau pousse ce regardant occidental que je suis en vérité, vers une embuscade ontologique toute particulière.
Pour conclure provisoirement peut-être sur ce sujet, je ferai une dernière allusion à l’installation de Jane Alexander où une « sélection de personnages hybrides », comme le souligne la petite notice au bas de l’œuvre, viennent ajouter de l’inconnu, de l’inconnaissable à l’impureté de cette filiation coloniale, et qui en fait, en refait un mélange visuel capiteux et entêtant. Ce qui permet de conjecturer que cette hybridité – notion qui n’est pas du tout close – satisfait davantage mon humanisme – même si ce sont peut-être ses dernières manifestations –, que mon appétit physique de consommateur – que je ne veux pas personnellement confondre avec l’idée que tout est spectacle et que partant tout serait monnayable, car je crois à l’irréductibilité des œuvres d’art, et à l’espoir phénoménologique qui en découle. Le regardant occidental est comme une phalène prise dans le halo d’une lampe, et ne peut se justifier de son activité nocturne justement qu’en regard de la flamme qui l’éclaire. Tout en regardant la phalène elle-même poursuivre sa course, on devine la lumière. C’est à cette dialectique de l’ombre, à cette porosité en évoquant quelques conjectures sur l’hybridité.
Didier Ayres
Pour vous porter à ce catalogue, voici la référence : Africa remix, l’exposition, ed. du Centre Pompidou, 2005, 8 €
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