Confusion, La saga des Cazalet, tome III, Elizabeth Jane Howard (par Yasmina Mahdi)
Confusion, La saga des Cazalet, tome III, Elizabeth Jane Howard, La Table Ronde, Quai Voltaire, mars 2021, trad. anglais, Anouk Neuhoff, 512 pages, 23 €
Confusion est le troisième tome de La saga des Cazalet, après Étés anglais et À rude épreuve, d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014). Polly et Clary Cazalet, les deux cousines, ont maintenant 17 ans. Polly (fille de Hugh Cazalet) affronte la mort de sa mère, Sybil Veronica. Durant cette période de guerre mondiale, de 1942 à 1945, les corps et les cœurs sont souffrants, la population endure des pénuries de médicaments, de nourriture, de chauffage, les bombardements, les seules consolations restantes se bornant à préserver l’unité familiale.
Elizabeth Jane Howard approche de très près ses créatures de papier, qu’elle dote d’organicité, en décrivant les sanies des bébés et des vieillards, les soins successifs sans fin, les maladies, l’acné juvénile, les larmes, la perte entière des dents, l’amputation des membres des rescapés. Les conversations sont longues, les échanges, surprenants, les dialogues entre les jeunes filles, circonstanciés, intelligents et d’une certaine maturité. Les femmes sont vouées à l’économie ménagère ; la société de consommation du tout jetable n’ayant pas encore envahi les mœurs. Néanmoins, elles travaillent, occupant principalement des métiers du tertiaire.
Au fur et à mesure de l’intrigue, l’on retrouve, comme dans les deux premiers tomes, le rituel du cadeau de bijoux – identiques pour l’épouse et la maîtresse –, de la bague de fiançailles ou de l’anneau de mariage. Dès lors, le ressassement remplace les rapports francs entre époux, et « la routine et le devoir », les « insignifiantes mais indispensables corvées » obscurcissent les unions et l’horizon féminin. Quelque chose de doux-amer, de légèrement nauséeux, se détache du ton mi-sarcastique, mi-attendri de l’auteure, dont le style raffiné, sophistiqué, est enrichi d’énumérations fascinantes. L’intime est dévoilé en une vision critique et féministe. Le monde du milieu du XXème siècle est fortement genré au sein de la petite bourgeoisie, et aux dires (abusifs) d’un chauffeur de taxi, « les hommes triment et les dames friment »…
Subrepticement, des actes sordides s’immiscent dans les relations interpersonnelles et l’extase naïve, platonique, de l’épouse insatisfaite se heurte aux désirs triviaux d’une relation extraconjugale. Le journal de Clary révèle les aspirations d’une nouvelle génération qui cherche à se libérer des carcans moraux de l’ancienne. Les dialogues dynamisent le récit en cette période de désastres, de tueries, de souffrances. Parfois, la futilité l’emporte sur la gravité, et préparer un gâteau de mariage prime sur les dangers des attaques aériennes.
Howard fait également le portrait de la domesticité anglaise, miséreuse, soumise aux traditions et aux préjugés bourgeois, vénérant la monarchie. Le conservatisme ambiant frise le ridicule et déclenche de fâcheux effets sur l’avenir des filles, qui abandonnent leurs études, leurs ambitions de carrière, comme Louise (fille d’Edward et de Villy), qui se voulait actrice. Le théâtre dans lequel elle s’engage s’apparente à une farce domestique, un pacte définitif dans lequel elle troque sa passion artistique contre une place d’épouse devant « plaire à tout le monde ». La nuit de noces se révèle frustrante, et l’on découvre le calvaire enduré par les jeunes femmes, étouffées, écrasées par des rôles prédéterminés, l’obligation du « devoir conjugal », en vue de mettre au monde de nombreux descendants. Que de pragmatisme et d’ennui alors que Louise s’attendait à « l’éternelle félicité promise », que d’écœurement ! (les nausées d’une grossesse non voulue, suivies de la peur de l’accouchement). Les aspirations et la vitalité de la jeune fille laissent place à l’espèce de mécanique implacable de la gentry, qui regrette sa maison d’enfance de Home Place, transformée en nurserie. Nous sommes bien loin des pâmoisons à travers lesquelles les femmes sont censées succomber sous les assauts d’amants idéaux : la réalité est plus crue, les compromis alternent avec les sacrifices.
La grande romancière, par l’intermédiaire de Clary espère l’établissement de l’« État-providence » (à l’instar d’Oscar Wilde), « que tout soit plus juste et plus facile pour tout le monde, avec des écoles gratuites, des médecins et des hôpitaux gratuits (…) parce que la charité ne suffit pas ». Par contre, les plus jeunes, Neville et Lydia, s’amusent des « indolentes et dérisoires activités des adultes ». Zoë, la seconde épouse du père de Cary, Rupert, porté disparu, étouffe sous la férule familiale et constate que son existence s’amenuise. L’imitation de la parentèle est la règle à suivre, l’hérédité est le modèle dominant. Le terme du titre, confusion, prend tout son sens avec l’éprouvante maternité subie de Louise, le lien physiologique sans affection envers son nourrisson, un quotidien incertain ponctué de massacres, de disparitions, de blessures graves, de « familles brisées », de « couples séparés ».
Les regards des protagonistes offrent des points de vue croisés, des perspectives subjectives qui communiquent aux lecteurs des aspects inédits de l’intrigue et des caractères. E. J. Howard braque une lumière Flood sur ses interlocuteurs, sur leurs malheurs pluriels, psychiatrisation, alcoolisme, déréliction, illusions perdues, fantasmes irréalisables. Notons la présence de l’homosexualité, ainsi que celle d’un juif américain confronté à une scène insoutenable de la Shoah. Ce roman, une synthèse addictive d’images, de sons, mouvants, se construit par séquences en champ-contrechamp. La comédie familiale obéit à des sentiments universaux, et une fois de plus, c’est la vie qui est la plus forte, par exemple lors du jour de « la célébration de la Victoire » : « Des fusées déversaient des pluies d’étoiles dorées dans le ciel mauve et le palais était illuminé ; autour de la statue de la reine Victoria, formant un énorme serpent, les gens dansaient le hockey-cokey, chantant et tapant des pieds, et derrière, près des grilles, ils réclamaient le roi à cor et à cri. (…) Une fois que la famille royale était apparue sur le balcon et avait salué la foule (…) Clary voulait attendre qu’ils ressortent (…) alors que la nuit était tombée depuis longtemps, ils étaient ressortis : rien que le roi et la reine cette fois : pas de princesses. “Ils ont dû les envoyer se coucher, les pauvres”, commenta Clary ».
Yasmina Mahdi
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