Confrontations avec l’histoire, François Hartog (par Didier Smal)
Confrontations avec l’histoire, François Hartog, mai 2021, 368 pages, 9,70 €
Edition: Folio (Gallimard)
Dans le numéro 566 du trimestriel La Recherche, dont le thème est « Le Temps et l’Espace », l’historien François Hartog (1946) répond aux questions de Philippe Pajot – un historien dans « Le magazine de référence scientifique » ? Oui, tout à fait à sa place, en accord total avec le thème développé : le temps. En effet, celui-ci semble avoir définitivement cessé de couler depuis le début de la pandémie en cours, en particulier durant les différents confinements, incitant à un présentisme absolu – lié aussi à l’incapacité que semble avoir l’Homme de se projeter dans l’avenir de façon positive depuis quelques décennies. Pour faire bref, entre des machines qui ont accéléré tant les rapports économiques que les rapports humains, les seconds s’inféodant aux premiers, tous réduits à l’instantanéité (d’ailleurs, il est remarquable qu’un réseau social populaire porte un nom proclamant l’instantanéité comme valeur, Instagram), et l’effondrement de plus en plus envisageable d’un certain modèle civilisationnel, l’Homme s’est réfugié dans le présent, devenu le seul moment à discuter, à prendre en considération – et au passage l’histoire a cédé le pas à la mémoire, la tentative de compréhension du passé a cédé le pas à la commémoration, et l’inscription au Patrimoine Mondial de l’Humanité tel que décrété par l’Unesco est devenue la garante de l’existence.
La question du présentisme est développée dans Confrontations avec l’histoire, de même que nombre d’autres, par François Hartog, ancien élève de Jean-Pierre Vernant devenu lui-même spécialiste des formes historiques de temporalisation. La question que pose Hartog pourrait être la suivante : quel rôle a pu être assigné à l’histoire en tant que récit selon les époques ? Surtout, quel rôle assigner à l’histoire en tant que discipline dans une société, la nôtre, repliée sur le présent par crainte d’un avenir qui, à croire certains modèles mathématiques basés sur des analyses statistiques précises, a pour date-butoir 2040, moment de l’effondrement du modèle de société actuel ? « Au XXIe siècle, l’histoire est-elle devenue un lieu de mémoire eu Europe et bien au-delà ? ». C’est à cette question, posée au mitan du premier chapitre de Confrontations avec l’histoire, intitulé Une perspective cavalière (où la réflexion sur la vie intellectuelle grecque permet de tendre un miroir au monde moderne dans son rapport à l’écoulement du temps), que tente de répondre Hartog en quelque trois cents pages.
Finement structuré, cet essai est clair, Hartog ayant à cœur d’être compréhensible et donc compris par tout lecteur, y compris celui non familier avec des concepts qui animent la discipline historique, tels que « simultanéité du non-simultané », « accélération », « altérité », « transmission », ou « anthropologie historique » – les titres des cinq parties composant le second chapitre du présent ouvrage, Des concepts. C’est brillant car éclairant, et le lecteur est amené au passage à réfléchir à son propre rapport à l’histoire, au récit du passé, à la façon dont il est raconté, au point de vue qui est adopté selon une époque ou une idéologie (ainsi, le « régime moderne de l’historicité », qu’on pouvait soupçonner au fil de diverses lectures et observations mais que Hartog désigne et explicite). De même, Hartog, décrivant l’évolution de certains concepts au fil des siècles, montre aussi le mécanisme qui a pu mener à certaines dérives contemporaines ; ainsi de l’altérité, dont l’acte de naissance est probablement la notion de « Barbares » pour les Grecs, qui est désormais devenue glissement de la diversité à la différence (avec le risque de l’exclusion de qui ne partage pas cette différence), avec rebond vers le concept d’identité, qui peut faire rire (mais jaune) lorsque qu’il mène au « droit de répondre : “je suis ce que je décide que je suis, sans aucune assignation de sexe, de genre ou de durée” », lorsque est posée « la question “qui suis-je ?” », mais qui inquiète franchement en tant que « mot d’ordre » au service de « l’extrême droite et [des] mouvements populistes ».
Et les « confrontations » annoncées dans le titre de l’essai ? Outre qu’elles sont déjà au cœur des cinq concepts expliqués et développés, elles sont le nœud du troisième chapitre, intitulé Des outsiders ; ceux-ci ont pour nom Camus, Sartre, Barthes, Lévi-Strauss, Foucault ou encore Michon – avant eux, Tocqueville, Péguy, Char ou Thucydide avaient déjà été convoqués. Dans ce second chapitre, Hartog montre le rapport de quelques grands penseurs du XXe siècle (il aurait pu en évoquer d’autres ; son essai serait devenu encyclopédique, peut-être bien sans grande utilité supplémentaire, soit dit en passant), et évite un piège monstrueux : celui d’indiquer au lecteur comment penser, quel « camp » choisir, à quel penseur soumettre sa propre pensée. Hartog doit bien avoir sa petite idée, qui peut occasionnellement se lire en filigrane, mais il ne fait que montrer des « confrontations avec l’histoire ». Au lecteur de débattre avec ces outsiders, d’interroger leur rapport à l’histoire afin de se positionner, et ainsi acquérir un regard critique sur les récits historiques auxquels il est confronté.
Le quatrième chapitre est intitulé Des institutions et des objets, et c’est le rapport actuel à l’histoire qui y est mis en perspective : tous ces musées, toutes ces attractions à valeur historique ajoutée, ou toutes ces modalités commémoratives à valeur attractive ajoutée, bref, le méli-mélo du rapport actuel au passé, spectaculaire à certains égards (Debord eût aussi pu être évoqué parmi les outsiders), engoncé dans la sacro-sainte mémoire, au risque de neutraliser la réflexion – étant admis que d’un autre côté, considérer l’histoire comme juste un récit et donc juste des mots, c’est courir un risque certain : « si n’existe pas de critère objectif pour distinguer l’histoire de la fiction, s’il n’y a que des “faits” et des “effets” de langage, alors on ne peut prouver l’existence des chambres à gaz et, si les nazis avaient gagné la guerre, la vérité serait qu’il n’y a jamais eu de chambres à gaz, et pas d’extermination des juifs ». Aujourd’hui, en schématisant le propos de Hartog, l’histoire est devenue mémoire, éventuellement au service d’une cause ou l’autre, pas nécessairement néfaste a priori mais pouvant le devenir à force de revendication identitaire (ainsi apprenait-on dernièrement que des professeurs d’université américains devaient dire « N*** word » en lisant certains extraits de l’œuvre de Faulkner…), ce qui pose problème, et ce ne sont pas les mises à jour annuelles des sites et autres activités inscrits au Patrimoine Mondial de l’Unesco, qu’on cite à nouveau tant il est à la fois symbolique et symptomatique d’un certain rapport au passé, qui vont arranger les choses.
En conclusion, Hartog parvient, avec Confrontations avec l’histoire, à un joyeux paradoxe : faire réfléchir le lecteur, outre à son rapport l’histoire, au passé, et donc à l’avenir, au rapport qu’il entretient avec un présent souffrant de présentisme aigu. Donc, cet essai, malgré l’un ou l’autre bémol (l’ouverture du premier chapitre, « Le Prophète et l’historien », est un rien touffue et absconse pour le néophyte ; quant à la partie dédiée à Pierre Michon, en fait une lettre ouverte suite à son roman Les Onze, elle est un peu vaine, pour rester poli, voire hors propos du moins pour qui n’a pas lu ce roman), dont la lecture était guidée par une curiosité quant au discours historique au fil des siècles, devient finalement une nourriture spirituelle pour qui désire appréhender le temps présent et ses propres discours sur le passé et le rapport du premier au second. C’est dire s’il est recommandable.
Didier Smal
François Hartog est un universitaire et historien français né en 1946. Élève de Jean-Pierre Vernant, sa réflexion a évolué d’un intérêt pour l’histoire intellectuelle de la Grèce antique à une étude des formes historiques de temporalisation.
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