Confiteor, Jaume Cabré
Confiteor (Jo confesso), trad. catalan Edmond Raillard, 784 pages, 26 €
Ecrivain(s): Jaume Cabré Edition: Actes Sud
Un monument !
Quelques lignes pour rendre compte de la lecture de Confiteor… Cela semble relever du défi tant le monument qu’a bâti Jaume Cabré est touffu, riche, plein de couloirs et de portes qui surprennent… Il serait peut-être plus raisonnable de s’en tenir là et de tout simplement conseiller au lecteur de faire le grand plongeon dans ces presque 800 pages, avec ou sans boussole. Un monument qui a pris huit années à son auteur…
Confiteor c’est l’histoire d’un violon… Non. Confiteor c’est une expérience d’écriture qui reprend et développe à l’infini l’écriture faulknérienne… Non. Confiteor c’est un roman philosophique ou de la philosophie mise en récit sur l’histoire du mal et l’impuissance de la culture contre les fanatismes obscurs qui rythment l’histoire… Non. Confiteor c’est l’histoire d’un amour impossible perpétuellement contrarié… Non. Confiteor c’est un roman qui mêle avec une diabolique habileté la réalité et la fiction… Confiteor c’est… C’est tout cela à la fois. Et d’autres choses encore. Comme une expérience de lecture exigeante, perturbante, fascinante, épuisante, réjouissante… Tout cela à la fois.
Reprenons. Essayons de reprendre depuis le début… Même si le début du récit remonte à bien bien loin ! Dès la première page, nous sommes prévenus : il y a erreur. Erreur pour Adrià, le principal narrateur, d’être né dans cette famille. Puis tout de suite viennent la vieillesse et l’urgence à écrire pour se sauver, la responsabilité et la culpabilité, l’amour perdu…
Cela a même commencé avant, pour les lecteurs mais sans doute pas que pour eux, avec la couverture du livre qui n’est pas que décorative et qui constitue peut-être la première pièce du puzzle (la même image de couverture a été retenue pour l’édition française que pour l’édition originale en catalan ou les traductions en castillan, en allemand, en néerlandais, en italien et en polonais, ce qui est assez peu courant). Un enfant devant une bibliothèque chargée de livres, anciens et modernes, et qui tend le bras pour atteindre un volume inaccessible. Les récits et les mots de tous ces livres, les connaissances et réflexions qu’ils accumulent vont alimenter tout le roman qui repose sur l’érudition des personnages autant que sur celle de l’auteur, lui-même philologue et visiblement grand connaisseur de la musique et de son histoire. On se retrouve en effet souvent avec le sentiment de lire plusieurs livres à la fois, une fois immergé dans les pages de Confiteor qui est bien roman des romans, romans des essais autant qu’essai sur les romans ou le roman (Jaume Cabré a d’ailleurs consacré deux essais à la littérature et à la lecture, pas encore traduits en français (1)).
Adrià est né de parents qui ne l’aiment pas vraiment mais qui veulent à tout prix en faire un prodige, et celui-ci a toute les dispositions pour, semble-t-il. Sa mère voudrait en faire un grand du violon, son père a décidé qu’il serait un grand humaniste à même de jongler avec au moins une dizaine de langues. Le père, Félix Ardevol, est par ailleurs un collectionneur compulsif, collectionnant les manuscrits originaux, sans trop se questionner sur leur origine. Mais le fleuron de sa collection est un violon. Un violon d’une valeur inestimable, œuvre exceptionnelle de Laurenzo Storioni, jeune luthier de Crémone. Un violon qui dès son origine connaîtra et provoquera des histoires pleines de bruit et de fureur, et, parfois aussi, de musique.
Dans les années qui suivront la mort brutale et inexpliquée du père, Adrià découvrira petit à petit les histoires qui ont conduit le Storioni dans le coffre familial tout en découvrant l’histoire bien trouble de sa famille. Sur le tard, la maladie le talonnant, il est pris par la nécessité d’écrire tout cela, d’urgence avant que celle-ci n’ait fait son œuvre. Cette maladie d’Alzheimer qui à tout moment déstructure le récit, saute d’un lieu à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’une situation à une autre (à la manière du récit de Benji dans le Bruit et la fureur de Faulkner), qui fusionne les personnages… Mais l’effondrement de la classique logique des récits « bien construits » finit par mettre à nu les fils de l’histoire, ses continuités au-delà de toutes les ruptures contingentes ou accidentelles. De l’Inquisition à Auschwitz Birkenau, du monastère de San Pere de Burgal à Barcelone en passant par Crémone, la Hollande, Tübingen… quelque chose se poursuit ou se répète, inéluctablement.
Par curiosité, on peut chercher à vérifier certains points inscrits dans l’histoire et découvrir, par exemple, que oui, Laurenzo Storioni a bien existé, que ses violons étaient fabriqués dans des bois extraits de forêts locales, que le compositeur Jean-Marie Leclair a bien été assassiné et que le principal suspect est bien son neveu Guillaume François Vial, violoniste, jamais condamné. Au-delà, la fiction révèle des vérités que l’Histoire ignore, délibérément ou par impuissance, par manque d’imagination.
Cette histoire du mal à travers les siècles, au nom des idéaux de pureté ou de la musique, mais surtout motivé par la soif de possession et de domination, est aussi le récit d’une course contre la maladie, contre ce qui brouille et embrouille le sens des choses, faisant exploser la vérité en une multitude de fragments incompréhensibles.
Un roman hors norme qui n’est pas juste un roman de plus sur la difficulté de la mémoire, individuelle ou collective. Un roman qu’il faudra conserver précieusement dans nos bibliothèques car nous sommes prêts à faire le pari qu’il résistera à plus d’une relecture car c’est un monument littéraire dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur.
Puissent les traducteurs et éditeurs nous en proposer plus dans les années à venir (les essais, par exemple).
Marc Ossorguine
(1) El sentit de la ficció (Le sens de la fiction) en 1999 et La matèria del esperit (La matière de l'esprit) en 2005. Depuis l'écriture de cette chronique il y a eu également Les incerteses (Les incertitudes) en 2015
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